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dimanche, 11 décembre 2016

Au Sri Lanka — Notes de carnet (16)

 

 

Dimanche 24 avril 2016 (en voiture)

 

 

C’est en voyage que nous nous apercevons que nous sommes avant tout des regards.

 

***

 

Le trajet fut fort long, hier, et j’ai le sentiment d’avoir un peu perdu d’un temps précieux, d’autant que nous repartons maintenant dans l’autre sens, vers Colombo, la ville moderne, l'ancienne jeune capitale (J'ai appris que la capitale du Sri Lanka, que je croyais être Colombo, est en fait aujourd'hui Sri Jayawardenapura, qui se situe non loin, dans la même Province de l'Ouest. Colombo est la capitale économique seulement).

 

 

(Le soir, au Galle Face Hôtel)

 

Les Sri-Lankais ont le sourire facile et prompt, et d’une gentillesse d’autant plus grande que nous avons devant eux le souci de prononcer quelques mots dans leur langue. À Paris, il m’arrive quelquefois d’être interpellé par des touristes (des Américains le plus souvent) qui ne se donnent même pas la peine de parler français, ne serait-ce que par deux ou trois mots : « Hi, where is Notre-Dame, please ? » Je leur réponds toujours exclusivement en français ; leur est-il donc si difficile de dire « bonjour » et « merci » dans ma langue ? Au Sri Lanka, cela se dit, en cinghalais : ayubowan et istuti. Je n’ai pas eu besoin d’un long apprentissage pour retenir ces deux mots et manifester ainsi à mes hôtes – c’est-à-dire tous les Sri-Lankais – que j’étais heureux de leur accueil, et conscient que je n’étais pas ici chez moi.

 

***

 

J’aurai vu des femmes très belles, magnifiquement vêtues, et des hommes aux très longs cils noirs, lesquels éloignent encore la clarté sombre qui anime leurs regards.

 

***

 

Colombo tranche encore avec les villes que j’ai visitées ; voilà, après la première autoroute que j’emprunte en ce pays, une ville moderne, « occidentale » à bien des égards – ne serait-ce que par la présence de nombreux et luxueux gratte-ciels (il y a même un « World Trade Center ») et les façades néo-classiques ou néo-baroques de ses bâtiments administratifs. Ça et là bien sûr un ancien temple bouddhiste ou hindouiste s’élève. Mais j’ai surtout vu le quartier qui longe la plage et le port ; je me suis promené le long de l’Océan Indien, que je voyais pour la première fois.

Ce ne sont pas des goélands ni des mouettes qui crient dans l’air et le ciel du port et de la plage de Colombo, et se posent un peu partout, mais des corbeaux ; des ailes noires au lieu d’ailes blanches.

 

***

 

Je ne dirai pas de moi que je suis un grand voyageur ; prince rentier, je l'eusse été davantage ; c'est la première fois que je visite une contrée hors de l'Europe. Jusqu'alors, mon plus lointain voyage était pour Saint-Pétersbourg. M'est revenue tout à l'heure la phrase de L’Œuvre au noir, que je cite de mémoire  : « Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ? » [citation exacte (ajout, en recopiant ces notes).] Ce tour, ce tour entier, je ne le ferai sans doute pas ; il n'empêche que jamais je n'ai éprouvé comme aujourd'hui, et si particulièrement, le Lointain.

 

(...)

 

 

 

jeudi, 08 décembre 2016

Au Sri Lanka — Notes de carnet (15)

 

 

Samedi 23 avril 2016 [suite] (le soir)

 

 

Nuwara Eliya est une ville nettement plus « huppée » que les autres. Elle occupe une vallée verdoyante ; l’atmosphère est celle de l’ancienne colonie anglaise ; cette ville aux petits pavillons coquets, au marché propret, aux vastes rues passantes, aux terrains de golf mérite bien le surnom de « Petite Angleterre » ; il y a même des demeures franchement opulentes, avec leurs jardins luxuriants protégés par de hautes grilles.

 

***

 

Après quelques jours, on s’habituerait presque à être au Sri Lanka – mais comme on aurait tort ! Beaucoup de la tristesse du monde vient d’un regard étonné qui s’efface.

 

(...)

 

mardi, 06 décembre 2016

Au Sri Lanka — Notes de carnet (14)

 

 

Samedi 23 avril 2016 [suite]

 

 

(Plus tard)

 

Sur la route encore. Le paysage a changé. Je vois des champs de manioc, de tomates, de carottes, de poireaux ; et d’immenses plantations de thé.

 

***

 

N’être pas chez soi : c’est bien dans un pays à ce point étranger que l’on se sent être soi. Je suis, au Sri Lanka, l’Occidental visitant un Autre. Comment faire autrement ? « Le Divers décroît », écrivait Victor Segalen : ce n’est pas dans cette contrée que l'on pourrait ressentir cela ; ici, c’est bien un Autre Pays que je visite, et il est autre, et c’est heureux.

 

(L'ici et le : l'un des sens de ce monde.)

 

 

(...)

 

 

 

jeudi, 01 décembre 2016

Au Sri Lanka — Notes de carnet (13)

 

 

Samedi 23 avril 2016 (en voiture)

 

 

Sur la route vers la ville de Nuwara Eliya. Ce matin, N. [le guide qui m’accompagne] m’a convié chez lui, à Kandy, après m’avoir montré un petit temple bouddhiste « de quartier » ; il habite une jolie et plutôt spacieuse maison à étages sur le flanc d’une colline ; elle est meublée très simplement ; un autel est consacré à Bouddha dans son salon ; son épouse et sa mère qui se trouvent là nous servent le thé ; sur la terrasse en construction, tout en haut, il me montre, très fier, une vue exceptionnelle sur la ville tout entière. Sur l’un des murs de sa demeure, une sorte d’image d’Épinal représente la Seine, un bateau-mouche, la Tour Eiffel ; étrange impression !

 

***

 

J’ai pensé que j’ai publié un livre, en France, il y a deux semaines à peine ; j’aurai publié cela, me dis-je aujourd’hui ; d’ailleurs, qui sait ? je ne reviendrai peut-être pas du Sri Lanka. Mais comme tout cela me semble loin ! Et comme mon livre est absolument étranger à ce pays, à tous ses habitants ! Quel sera son destin, en France ? Il ne faut plus que je m’étonne de la rareté d’une réponse au poème, aujourd’hui. Nos paroles, si elles n’ont pas su trouver leur chemin vers tous les hommes, et si elles l’ont trouvé vers si peu d’entre eux, n’ont pas fait fuir les oiseaux. Tout est concentré, actuel réellement, précis, mais dissimulé, voire occulté aux yeux de beaucoup : c’est là, c’est ainsi, c’est comme cela ; nous sommes là, et notre être est là. Nous nous donnons et nous sommes reçus ou négligés. L’indifférence, cette plaie du monde, nous devons la regarder avec hauteur et n’en plus parler.

 

***

 

Je me suis rendu ensuite au marché de Kandy ; c’est un grand bâtiment qui abrite une cour intérieure. On y trouve de tout : des boucheries (très peu engageantes, et même franchement écœurantes parfois ; des flaques de sang répandues sur des étals douteux), des pharmacies, des commerces de fruits, de fleurs, de vêtements, d’objets électroniques. C’est là que j’ai acheté et posté des cartes postales pour mes amis : arriveront-elles à bon port ?

 

(...)

 

 

samedi, 26 novembre 2016

Au Sri Lanka — Notes de carnet (12)

 

 

Vendredi 22 avril 2016 (le soir) [suite]

 

 

Le Temple de la Dent sacrée du Bouddha (Sri Dalada Maligawa), à Kandy, est un enchevêtrement de pavillons dont j’ai eu quelque mal à me faire une idée d’ensemble. La relique de la Dent fut retrouvée dans les cendres du Bouddha après sa crémation rituelle ; elle parvint au Sri Lanka au IVe siècle de notre ère seulement ; accrochés entre les colonnes d'une sorte de longue chapelle dorée, de nombreux panneaux magnifiquement illustrés racontent cette histoire. Les salles des pavillons du Temple bruissent d’une foule fervente, chargée de présents et de fleurs. Il y a de nombreux autels, et je me suis senti un peu perdu ; je ne savais pas toujours très bien ce que je regardais… Les plafonds brillaient, je montais des escaliers de bois sombre, entre cent colonnes sculptées, entre mille visages. La Dent sacrée est scellée dans sept coffrets d’or en forme de stupas, que protège une barrière couverte de petits vases et submergée de fleurs.

 

***

 

J’écris cela le soir, dans mon bel hôtel ; voyager toute la journée, admirer la beauté du monde et des œuvres humaines, puis lire et écrire, le soir venu, dans une chambre nouvelle dont la terrasse ou le balcon donne sur une ville où les lointains sont bleus : ah, je devrais vivre comme cela tout le temps !

 

(...)

 

 

dimanche, 20 novembre 2016

Au Sri Lanka — Notes de carnet (11)

 

 

Vendredi 22 avril 2016 (le soir)

 

 

De Kandy, j’ai pris un train jusqu’à Rambukkana, pour ensuite me rendre en tuk-tuk à Pinnawela visiter un parc où s’ébattent des éléphants. Le voyage fut éprouvant : plus de deux heures debout sur une passerelle encombrée me séparant du wagon proprement dit, où s’entassait une foule ahurissante. Pour ne rien arranger, il y régnait une chaleur monstrueuse ! Des vendeurs itinérants, comme si nous n’étions pas déjà assez nombreux, circulaient entre les voyageurs les bras chargés de paniers remplis de bouteilles d’eau, de fruits, de gâteaux. Les portes du train sont restées ouvertes durant tout le trajet, et de jeunes hommes s’agrippaient aux barres de maintien extérieures du wagon, debout au-dessus du vide sur un marche-pied, au risque de se rompre le cou à tout moment ; je les observais, effrayé, tout près d’eux. Les voyageurs prenaient leur mal en patience ; ils restaient souriants ! Pour ma part, noyé de sueur, je n’avais qu’une hâte : que ce trajet s’achève enfin !

 

Je n’aime pas les zoos, mais ce n’est pas cela que j’ai visité. Le parc accueille notamment de jeunes éléphants orphelins ; c’est un peu triste de les voir là si dépendants de l’homme. De loin, j’ai vu un troupeau d’éléphants, tous très majestueux.

 

***

 

Je suis revenu à Kandy dans un véhicule privé, et bienheureusement climatisé – Décidément, je suis peu fait pour l’aventure ! Petite chose sans doute que moi, trop frêle…

 

Auparavant j’ai visité le jardin botanique de Peradeniya, dans la banlieue proche de Kandy, qui est admirable. C’est une sorte de parc à l’anglaise, une jungle disciplinée ; de très hauts arbres déploient leurs ombres sur d’immenses pelouses vides ; certains penchent ou élèvent leurs branches ainsi que des bras, comme dans les contes ; de temps à autre, au détour d’un chemin, un bassin, un petit pavillon. S’y promènent en liberté des varans, parfois assez gros, des macaques, des paons. Il y a d’innombrables chauves-souris au haut des arbres, qui frémissent et volettent d’une branche à l’autre en plein jour : la chose surprend tout d’abord, puis l’on s’y fait. J’ai marché parmi des fleurs multicolores éblouissantes, des figuiers et des fontaines, et j’ai traversé une large et majestueuse allée, nommée Allée des Palmiers royaux.

 

(...)

 

 

 

vendredi, 18 novembre 2016

Au Sri Lanka — Notes de carnet (10)

 

 

Jeudi 21 avril 2016 (le soir) [suite]

 

 

Je suis à Kandy, dans l’ancien royaume du même nom. Être à Kandy ! Comme c’est étrange, et extraordinaire ! (Mais n’est-il pas extraordinaire d’être quelque part ?) L’air y est plus doux, je n’ose pas écrire plus frais ; mais je n’y ruisselle pas en permanence, au moins. La ville, très vaste, occupe une vallée verdoyante, et même luxuriante, entourée de montagnes qu’on dirait toujours bleues. J’aurais aimé faire une promenade nocturne (ou plutôt vespérale) dans cette belle ville, plus spacieuse et moins poussiéreuse que celles que j’ai visitées ; mais je suis bien fatigué, je dois me lever tôt demain matin, et l’hôtel occupe le versant haut d’une colline, si bien que le cœur de la ville est en contrebas, et qu’il me faudrait sans doute du temps pour trouver mon chemin. Du temps, il m’en faut également pour écrire ces lignes. Il me faudrait tout décrire ; mais je ne puis retenir que ces bribes, et les images qui s’accumulent dans mon appareil photographique.

 

***

 

Ces macaques que l’on trouve amusants lors des premiers regards se révèlent des créatures bien peu ravissantes : il y en a partout, dans les arbres, sur les murets, sur les toits, et les voilà sans cesse en train de sauter dans tous les sens, de criailler à tout bout de champ, de se meurtrir les uns les autres sans façon ; de vrais garnements. J’ai appris de N. [le guide qui m’accompagne] qu’il faut éviter de les regarder dans les yeux, crainte de susciter leur agressivité à notre égard ; qu’il faut également se garder de soumettre leur instinct de voleurs à la tentation, et pour cela faire attention à toutes nos petites affaires : carnet, stylo, appareil photographique, téléphone, briquet, paquet de cigarettes, etc. Mais enfin : ils semblent bien se moquer parfaitement de nous, tout occupés qu’ils sont à s’épouiller, à se quereller, à se vautrer un peu partout. Ce sont bel et bien nos cousins !

 

***

 

Être ailleurs, véritablement ailleurs, et cependant être là…

 

(...)

 

 

mercredi, 16 novembre 2016

Au Sri Lanka — Notes de carnet (9)

 

 

Jeudi 21 avril 2016 (le soir, à l'hôtel Amaya Hills de Kandy)

 

 

Est-il des pays plus colorés que d’autres ? Il me semble qu’il faudrait plutôt parler d’époques que de lieux. La fin du Moyen Âge français était une véritable fête de la couleur ; les cathédrales peintes, les statues polychromes, nous ne les verrons jamais plus telles qu’elles furent, merveilleusement ; et les vêtements, les étoffes ! Je voudrais que nos princes d’aujourd’hui (et qui le sont si peu, princes) fussent vêtus comme Jean de Berry ou Charles d’Orléans (et même comme les roturiers d’alors, car seule la qualité du tissu différait, non sa couleur), de rouge, de bleu, de sinople et d’or, pour parler comme dans l’héraldique. Au Sri Lanka, aujourd’hui, une chose frappe immédiatement : ce monde est plus coloré que le nôtre, dans notre temps. Les vêtements, les linges, les drapeaux, les innombrables fanions des temples, tous les objets même sont comme ces fruits qui s’étalent partout dans ces milliers d’échoppes le long des routes et des rues : rouge vif, vert éclatant, jaune étincelant, orange rutilant – et ces bleus, ces violets, ces beaux marrons clairs des tissus et des murs, et encore ces blancs immaculés des tenues des pèlerins…

Une culture qui met en avant la couleur a peut-être davantage conscience du noir et du gris : elle appelle davantage la lumière. J’aime d’amour et d’admiration l’austérité cistercienne ; cependant j’ai toujours eu un vif penchant pour le gothique, surtout pour ses voûtes jadis peintes et ses vitraux ; et je vais plus volontiers vers Suger que vers Bernard de Clairvaux. Ici aussi, au Sri Lanka, c’est une sorte de théologie de la Lumière qui est à l’œuvre – un véritable amour de ce qui recouvre de couleurs le monde.

 

[...]

 

***

 

Le Sri Lanka est beaucoup moins sale que je l’avais craint : bien sûr la voirie n’est pas comparable à la nôtre, mais il n’est pas question ici des épouvantables conditions d’hygiène qui s’observent (ai-je lu, et remarque-t-on dans les reportages télévisés que j’ai vus) dans certaines villes de l’Inde voisine. Poussières, déchets alimentaires, et les inévitables objets en matière plastique abandonnés ça et là ; sauf pour la poussière (abondante ici), on n’est finalement pas si loin d’un jour de marché, en France, ni même de certaines rues…

La pauvreté s’y montre digne.

(Je n’oublie pas toutefois les (nombreux) clochards, silènes et mendiants de ce pays : eux sont vraiment dans une misère noire, affligés souvent d’une horrible infirmité, et certains dorment nus sur les trottoirs de terre battue – une autre misère, relative évidemment, est celle de mes mots devant eux. Je me souviens d’un poème mien.)

 

***

 

D'une manière générale les sites du passé sont bien administrés : pas de panneaux didactiques envahissants, collés sur les murs ou fichés à terre devant un monument, nul cordon de protection hideux, etc., de sorte que rien ou presque n’est défiguré.

 

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Pour se saluer, on joint ses mains et l’on s’incline légèrement – la poignée de mains occidentale, qui a sa noblesse et sa signification, n’a pas cours ; Paul Celan n’aurait pu écrire, ici : « Je ne vois pas de différence entre une poignée de main et un poème » ! Je salue désormais mes interlocuteurs et les gens que je rencontre les mains jointes : ce geste n’est-il pas lui aussi quelque poème ?

 

(...)

 

 

 

mardi, 15 novembre 2016

Au Sri Lanka — Notes de carnet (8)

 

 

Jeudi 21 avril 2016 (en voiture) [suite]

 

 

Nous avons traversé rapidement quelques villes et villages, en direction de la ville de Kandy. À Matale, à bord de la voiture, j’ai fait un petit film qui montre les rues de la ville, et s’achève très heureusement, alors je ne l’avais pas du tout prévu, sur l’image d’un temple hindouiste très coloré, que j’ai seulement pris en photographie de l’extérieur sans le visiter ; nous sommes un peu pressés par le temps.

 

***

 

Ces chiens errants qu’on voit partout, allongés sur les trottoirs ou déambulant mollement, je les prenais pour des animaux abandonnés à leur sort – cependant j’apprends qu’ils ne sont nullement abandonnés, mais seulement, dans la journée, laissés en liberté dans les rues par leurs maîtres qui les y viennent chercher le soir venu.

 

(...)

 

 

 

lundi, 07 novembre 2016

Au Sri Lanka — Notes de carnet (7)

 

 

Jeudi 21 avril 2016 (en voiture)

 

 

Le bruit des rues passantes, ici… Même à Paris je n’ai jamais entendu tel concert permanent de klaxons – au point que le boulevard Diderot, où j’ai l’habitude d’écrire sur les terrasses des brasseries, me paraîtra sans doute un havre de calme et de douceur à côté de ces rues bruyantes, populeuses, où les camionnettes, les voitures, les tuk-tuk (ces tricycles à moteur servant de taxi) innombrables s’avancent, foncent, se côtoient et se doublent dans un tohu-bohu ininterrompu (au point que je me demande comment nous n’avons pas eu encore d’accident, ne serait-ce qu’un accrochage).

La ville sri-lankaise : un joyeux, un exubérant désordre – un chaos souriant !

 

***

 

À Dambulla, dans la ville moderne, étonne un édifice tout récemment construit (en 2000), le Temple d’Or, où un Bouddha gigantesque, entièrement doré, faisant de ses mains le « geste de l’enseignement » (la « mise en route de la roue de la loi »), domine un bâtiment flanqué d’une porte figurant une face (celle d’un tigre ? d’un dragon ?) à la gueule démesurément ouverte. Le tout présente un caractère certes un peu « kitsch » ! Mais ce n’est pas le cas du plus vieux sanctuaire rupestre bouddhiste du pays, qui se trouve non loin, et vers lequel je me rends en compagnie de dizaines de singes qui bondissent un peu partout : le sanctuaire est un grand ensemble de grottes, décorées aux Ier, XVe et XVIIIe siècles, lesquelles abritent de très nombreuses images peintes ou sculptées du Bouddha, ainsi que quelques images de rois ou de divinités hindous. Les voûtes, les parois sont entièrement peintes ; le sol est carrelé de sortes de tomettes rouges. Et partout, contigües les unes aux autres, ces statues fascinantes au regard impassible. Je fus muet d’admiration, et maintenant encore je sens ma plume défaillir. Le Nombre est une sensation dans ces lieux.

 

***

 

Le respect des coutumes et des mœurs qu’il me semble naturel de montrer ici (se déchausser aux abords des temples et des stupas, n’y pas montrer ses genoux, et dans l’ensemble y avoir une tenue correcte (et blanche), etc.) me fait penser que sa civilisation est pour ce pays une évidence. Nous sommes priés aimablement mais sans concession à la respecter. C’est un miroir éloquent. (Qui a envie de respecter et d’admirer une civilisation qui se montre indifférente au dédain qu’on affiche à son égard, ou le tolère ?...)

 

***

 

Au Sri Lanka il y a des dieux – comme partout : mais ici chacun le sait. Le sacré parle, le divin agit. Le proche est mystérieux. Le lointain n’est pas inaccessible…

 

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mardi, 25 octobre 2016

Au Sri Lanka — Notes de carnet (6)

 

 

Mercredi 20 avril 2016 (le soir) [suite]

 

 

J’ai feuilleté quelques siècles en arrivant à Polonnaruwa – c’est encore un très grand site, peut-être de la taille de la ville sainte d’Anurâdhapura. Des ruines du palais royal du XIIe siècle [construit par le roi Parakramabahu le Grand (1123–1186)] sont remarquables l’ancienne salle d’audience ornée de gracieux bas-reliefs (hélas très abîmés, rongés par les mousses et l'humidité), les vestiges du palais lui-même et les temples et les stupas qui l’entourent, où siègent des bouddhas de pierre magnifiques, qui nous regardent, ou plutôt nous traversent de leurs regards. Il y a aussi un temple dédié à Shiva. Dans une sorte de clairière, le site dit de Gal Vahariya, une succession de trois bouddhas sculptés, de grande dimension, accolés à une petite paroi, est splendide ; le premier médite, assis ; le deuxième est debout, les bras croisés, dans l'attitude de l'illumination ; le troisième, allongé, a atteint le parinirvâna, le nirvâna parfait, ineffable.

 

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Le sentiment éclatant, ici, de la nudité des animaux.

 

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Sont prohibés, au Sri Lanka, ces ridicules autoportraits que l’on nomme selfies (même en France !) faits en compagnie d’une statue ou d’une image du Bouddha ; et pourtant, quelques touristes transgressent cette interdiction, qui se font heureusement vertement réprimer ; N. [le guide qui m’accompagne] fait même effacer cette image sacrilège de l’appareil photographique de l’un de ces touristes, pris en flagrant délit de sottise et d’irrespect.

 

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Curieusement, cette touffeur qui ne cesse pas et qui m’étourdit parfois semble dans le même temps me protéger de toutes les maladies du monde, de toute son hostilité – comme si le corps n’avait plus peur, derrière l’invincible écu de la chaleur… Je suis dans une forme réellement éblouissante, j’ai l’impression de danser, toujours !

 

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On attribue au lieu ce qu’on oublie bien souvent d’attribuer au temps (à l’instant, au moment) : l’unicité – celle de notre présence ici, dans cette ville-là, dans ce pays-ci, tandis que nous sommes aussi dans ce temps-là – pour jamais, une seule fois, notre présence dans l’instant qui ne reviendra pas.

 

(...)

 

 

 

dimanche, 16 octobre 2016

Au Sri Lanka — Notes de carnet (5)

 

 

Mercredi 20 avril 2016 (le soir)

 

 

N., le très aimable et efficace guide qui m’accompagne, est un homme pieux, sans affectation. Lorsqu’il en a l’occasion, il sort de la voiture, joint ses mains devant l’un de ces innombrables bouddhas qui ouvrent finement les yeux le long des routes et des chemins, et il récite quelque prière courte. Il est très disert sur le bouddhisme qu’il pratique (il s’agit du bouddhisme theravada) et sur sa civilisation en général, et j’ai beaucoup de plaisir à l’écouter. Son français est correct, d’autant qu’il y a un abîme entre sa langue et la nôtre (pour ma part, je me sens vraiment pauvre, face à lui, de ne comprendre pas un mot ou presque de la sienne) ; son amour de la culture française est très touchant ; il a sur lui un carnet où il note quelques mots français, que je lui corrige volontiers. Il a trente-sept ans ; il était auparavant conducteur de tuk-tuk, à Kandy, et il est fier d’être désormais guide pour des touristes français. Il n’est jamais encore allé en France. Paris le fait rêver…

 

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Extraordinaire Rocher du Lion, à Sigirîya : la forteresse et le palais construits par le roi Kassapa [, roi de 477 à 495 – ajout, tandis que je recopie ces notes], au Ve siècle, se trouvent tout en haut de cette étrange montagne à la forme d’enclume (mais ce n’est pas tout fait cela) ; j’ai traversé les ruines d’anciens jardins, lesquels se succédaient jadis en jardins d’eaux, jardins de pierres et jardins de terrasses jusqu’au palais, auquel on accède par les quelque 1 200 marches d’un escalier étroit et vertigineux, posé à même les parois, où toute une foule monte de concert et en descend dans le même temps, créant parfois des embouteillages. Une grotte, qui se visite le temps d’une halte le long de la paroi, laisse voir d’admirables peintures, hélas bien abîmées, datant du Ve siècle et représentant des « demoiselles » élégantes, sans doute des servantes et des danseuses royales, toutes très belles – mais on ne peut pas les photographier. Je passe auprès d’énormes nids de frelons qui pendent sur les parois, de monstrueuses grappes sombres inquiétantes, et dont le bruit est assourdissant, incroyable ; il ne faut pas faire de bruit, c’est là le seul risque de précipiter sur nous quelque essaim vengeur ; évidemment, quelques touristes parlent tout de même à voix haute et s’interpellent à tort et à travers (inénarrable sottise de l’attitude de certains, lorsqu’ils se trouvent en pays étranger !) ; mais je parviens sans mal (ou presque…) au sommet. Auparavant j’ai vu les vestiges de l’entrée du palais qui se trouve encore plus haut, au-delà des dernières marches le long d’une dernière paroi : les énormes pattes mutilées d’un lion de pierre sombre.

Vue sur le ciel, vue sur un lac et des montagnes, vue, dirait-on, sur le pays et même le monde tout entier ! Le site est d’un bel ocre rouge, la terre battue, les pierres semblent mêler leurs couleurs respectives. Ce sont là des ruines presque arasées, mais quel palais ce devait être, quelle splendeur ! On dirait que se dressa là l’un des palais imaginés par Gustave Moreau, avec ses colonnes et ses ors, ses degrés, ses hauts plafonds, ses statues, ses détails luxuriants et compliqués. Là une piscine immense, que surplombe encore le trône du roi ; ici des marches vers des salles effondrées, que l’on devine avoir été de purs rêves de pierre où glissaient des personnages aux vêtements éclatants.

 

(...)

 

 

 

 

mercredi, 12 octobre 2016

Au Sri Lanka — Notes de carnet (4)

 

 

Mardi 19 avril 2016 [suite] (avant de dormir)

 

Pouvoir regarder la France avec les yeux que j’ai ici…

 

***

 

Ce n’est plus (ou pas tant) de fuir, là-bas fuir, qu’il est question, mais de retrouver – de trouver ce qui fut oublié.

 

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Il m’est impossible de tout noter, car j’ai encore visité aujourd’hui la petite ville d’Avukana, et plus particulièrement le monastère, encore en activité (il y a parmi les moines de très jeunes garçons, qui offrent le thé à chacun des visiteurs, thé accompagné de petits fragments de gâteaux à la noix de coco), un monastère qui abrite une gigantesque statue de Bouddha (elle fait un geste de bénédiction), de 12 mètres de haut et très belle – malheureusement le temps s’est couvert soudain, et je n’ai pas pu en faire de satisfaisantes photographies. Les autorités ont recouvert la statue d’un disgracieux toit de tôle grise soutenu par de gigantesques piliers – c’est bien dommage, mais c’est sans doute la rançon d’une meilleure conservation… Avant d’arriver là, j’ai vu un lac, et un immense champ de cocotiers – j’eusse aimé m’abriter de la chaleur sous leurs ombres bienfaisantes, même au risque de recevoir une noix de coco sur la tête !

Tout carnet de notes ne peut qu’être lacunaire (celui-ci l’est grandement, hélas ! Il me faudrait des soirées de dix heures), et je m’arrêterai là pour cette nuit – mes photographies prendront le relai, lorsque je les légenderai ; elles sont le trésor de mes regards interrompus.

 

(...)

 

 

 

jeudi, 06 octobre 2016

Regard sur un regard passé

 

 

 

Je reste assez insatisfait de quelques-unes de mes photographies du Sri Lanka : certaines sont déséquilibrées, maladroitement cadrées. Tant pis ! J'en livre tout de même sur ces pages virtuelles.

Toute photographie dit beaucoup de son photographe (de son histoire, de ses goûts, de ses désirs), mais on néglige souvent d'envisager les moments de ces images, et le corps même du photographe : il faut m'imaginer, derrière chacune d'elles, les pieds nus sur ces dalles brûlantes dont j'ai parlé, ou bien accablé de chaleur, ou encore bousculé par la foule et la marche. Je n'oublie pas non plus que je fus parfois si ému devant ce que je voyais que je saisissais, presque sans le savoir, une image de façon fugitive, tout pressé que j'étais, non plus de photographier, mais de contempler.

 

 

 

mercredi, 28 septembre 2016

Au Sri Lanka — Notes de carnet (3)

 

 

Mardi 19 avril 2016 [suite] (le soir)

 

Aux abords du temple de l’arbre de Bhô, à Anurâdhapura, avant d’avancer : sourd brusquement une odeur effroyable, immonde, une odeur de Géhenne, lourde, atrocement grasse et comme sucrée ; mais à peine tente-t-on de la fuir qu’un vent chaud apporte bienheureusement, qui se mêle à cette puanteur, un parfum mêlé de lotus, de nénuphars et d’encens, et qu’alors une main fraîche et douce vient traverser cette haleine jusqu’à notre visage. Il faut ôter ses chaussures avant d’entrer en ces lieux, et y marcher pieds nus.

 

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La ville sacrée – qui est immense, passés les faubourgs et la ville moderne – comprend plusieurs monastères et stupas qui sont autant d’ensembles architecturaux ; les monastères sont plus ou moins en ruines, et désertés ; le premier ensemble que je visite est celui de l’arbre de Bhô, où un temple est consacré à ce figuier apporté par le Bouddha lui-même à Ceylan, il y a vingt-cinq siècles ; puis celui du stupa Ruvanvelisaya, et encore ceux de Thuparamaya, de Lankarama,  Abhayagiriya et Jetavana – autant de noms que je m’empresse de récrire après les avoir tout à l’heure griffonnés dans les marges de ce carnet. Le livre que j’ai lu avant de me rendre ici précisait qu’on parlait, au Sri Lanka, pour évoquer ces sanctuaires aux formes rondes surmontés d’une sorte de mât entouré d’une balustrade, de dagobas, tandis qu’en Inde les mêmes édifices se nomment stupas. Mais pas du tout : tout le monde parle ici de stupa ; dagoba n’est qu’un synonyme. On n’y peut pas entrer ; ils ont été scellés après qu’on eut placé dans leur cœur une relique sacrée, fragments du corps du Bouddha, objets lui ayant appartenu, copies de livres du canon bouddhique.

Il y a des stupas de toute taille ; les plus grands sont très impressionnants, des forces encastrées sur la terre ; en en faisant le tour, toujours pieds nus sur des esplanades circulaires de pierres brûlantes (de temps à autre on peut marcher, ou plutôt sautiller (!), sur de petits tapis sales et poussiéreux déposés ça et là, mais qui ne sont guère moins ardents), je ne me sens nullement écrasé – bien plutôt protégé : c’est qu’il émane de ces gigantesques immobilités une sérénité qui n’est nullement un rêve livresque ; une étonnante harmonie de lourdeur et d’élévation.

 

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J’ai offert ma fleur de nénuphar près de l’arbre de Bhô à un Bouddha lointain et proche ; je suis venu là avec toute ma mélancolie, toute ma vie, tout mon chemin. Ce soir, j’ai encore la plante de mes pieds qui brûle doucement, elle me lance par à-coups, cela va passer. Sublimes dalles ! Humilité ! Couleurs ! Beauté ! Voix ! Chants ! Odeurs ! Poussière ! Sueur ! Soleil ! Et quelque vertige ! J’eusse voulu que ma peau fût plus bronzée, à cette occasion, pour me fondre encore dans la foule orante et chantante, pour que nul ne me remarquât glissant la tige de ma fleur parmi les innombrables autres – mais lorsque j’y pense, nul ne faisait réellement attention à moi, tout à l’heure, j’étais une ombre blanche dans ces vêtements blancs dont le guide m’avait recommandé de me vêtir pour venir là ; même le plus pauvre d’entre ces pèlerins est habillé dignement ; tous ces gens, les enfants, les femmes assises par terre dans la poussière et psalmodiant, les hommes adorant et déambulant, tous étaient bienveillants, et ne jetaient qu’un coup d’œil distrait vers mon visage ou mon appareil photographique ; j’aurais eu en horreur d’être pris pour un touriste seulement (même si je le suis, évidemment) ; et ils m’eussent vaguement méprisé si j’étais là venu (Dieu m’en garde !) en tee-shirt informe et bermuda (on ne doit pas laisser apparaître ses genoux) – ils auraient eu raison : ils sont fiers, eux, de leurs traditions, et calmement, et naturellement.

 

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J’ai marché pieds nus sur des dalles brûlantes, vers un temple, un figuier et un autel… Déjà me manquent ce lieu et cette fleur de nénuphar, ce soir. Heureusement, je suis à l’hôtel, il n’y a pas d’esclaves baudelairiens avec des palmes mais quelque vent… Nous sommes passés de 40 à 32°C, c’est presque une fraîcheur ! Et la joie pure d’une douche… (Voilà une note que je trouverai sans doute ridicule lorsque je me relirai, à Paris, mais qu’importe !)

 

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Dans le stupa Abhayagiriya repose une statue de Bouddha allongé, la tête posée sur un coussin et sur sa main, les pieds symétriquement joints – ce qui signifie qu’il s’agit du Bouddha mort, même si ses yeux sont à demi clos, tandis que, s’il est représenté les pieds joints mais l’un légèrement décalé par rapport à l’autre, il est seulement en train de dormir ou de se reposer. Contempler le Bouddha en sachant qu’il est mort… C’est comme s’il était là sans être là, il n’a laissé que sa trace, lui est dans l’éternité, ou plutôt, il a basculé dans l'anéantissement extatique… Et sa statue regarde le monde encore.

 

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