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Présentation du livre "Le Dieu des portes", par Béatrice Marchal

 

 

Présentation du livre Le Dieu des portes de Frédéric Tison,
lauréat du Prix Aliénor 2016,
par Béatrice Marchal, Présidente du Cercle Aliénor,
à la brasserie Lipp, le samedi 10 décembre 2016.

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Frédéric Tison - Le Dieu des portes - Librairie-Galerie Racine - Prix Aliénor 2016 (2).JPG

 

Le titre d’abord nous interpelle, servi par la saisissante photo, en couverture, d’un regard d’ange dirigé vers l’Au-delà. Dans une Note liminaire, l’auteur explique d’emblée que « de Janus à proprement parler [le dieu romain au double visage], il ne sera pas question dans ces pages » ; mais le dieu des portes n’en reste pas moins actuel, puisque son œuvre, qui se situe essentiellement dans le temps, « est de passer – d’aller enfin », passage perçu par la présence du vent dans ces textes, aussi forte qu’insaisissable : « J’aime le vent, et chaque vent me déçoit » ; aussi « à nous de traquer à chaque instant sa présence », dit le poète qui fait sienne la devise de son aîné, Jean-Antoine Roucher, « se regarder passer ».

Le livre est composé de trois Cahiers, dont les titres respectifs Heurteville, Sylvestres, Planètes, évoquent d’emblée une déambulation qui s’élargit du lieu circonscrit de la ville, aux forêts et au cosmos tout entier. Heurteville, avec sa discrète allusion à Perceval le Gallois, d’emblée nous situe dans l’espace du mythe, ces mythes et contes (Grimm, Perrault avec la Belle au Bois dormant, etc) auxquels recourt de façon fréquente et naturelle un poète qui en est nourri et qui les adapte librement à son propos ; de manière générale, c’est le recueil dans son ensemble qui mêle, en un syncrétisme harmonieux, de nombreuses références à l’antiquité, avec les évocations de lieux et d’objets (péristyles, trirèmes…), avec la mythologie (Silène, Orphée, Ulysse…), mais aussi à la littérature du Moyen-Age, courtoise notamment et à la Bible. Il est d’ailleurs frappant que tout au long du recueil, la parole se revendique comme l’expression d’une doxa bien plutôt que d’une intangible et incontestable vérité : « il paraît que », « on raconte, on dit que… » introduisent et ponctuent sans cesse ces « histoires en peu de phrases », qu’évoque le sous-titre et qui correspondent à la définition par Frédéric Tison du poème en prose.

Dans cette pérégrination traversée de rencontres, l’amour est mentionné dès le premier poème comme la condition essentielle de sa réussite : « et tu n’auras rien vu, ou bien du gris ou du bleu – si tu n’entres en amant ». La rencontre amoureuse y acquiert une dimension d’archétype : l’aimée, c’est « Elle – celle qui n’a pas de nom » ; l’amour est évoqué en référence à la Genèse, comme un éblouissement créateur et la figure du poète s’identifie à Orphée, l’enchanteur doublement éploré par la perte d’Eurydice et celle d’« un fils du vent », Calaïs.

La richesse autant que la complexité du Dieu des portes tient sans doute aux pronoms personnels, dont le poète varie à sa guise l’emploi des trois personnes – je, tu, il, elle – du singulier. Il s’en explique dans une note de l’un de ses carnets: « Que, dans le poème, le "je", le "tu", le "vous" et le "nous" se parlent et se confondent ne doit pas étonner ; ils s'échangent parfois, si chaque homme ne sait, bien souvent, croyant parler de lui-même, qui il est, à cette heure et à ce moment — ni quelle voix le hante quand il vient de parler, ni d'où il vient de dire ». Comprenons qu’à ce recours très concerté aux pronoms est dévolue la mission de dire l’éparpillement des identités : qui parle, quand "je" parle ? C'est aussi, parfois, un moyen, ou une tentative de s'éclairer soi-même. Ainsi dans trois textes consacrés aux « villes précieuses », égrenés dans chaque cahier, l’emploi du pronom "tu" fait implicitement référence à « Zone » d’Apollinaire : comment mieux signifier que la déambulation est à la fois extérieure et intérieure, physique et mentale ? Car si la quête est difficile, « Parmi les immeubles, quelque chose ne s’ouvre pas », la liaison entre la marche et la voix du poème ne fait pas de doute : « la trace feutrée de tes pas […] peut-être ébauche-t-elle la clef qui manque à ton trousseau sonore ? » Quant au motif de l’ombre, il traverse tout le recueil (p. 12, 47, 71) en illustrant  l’opacité du poète à lui-même –  « L’ombre – ton ombre – est ton grand oiseau blessé » – en même temps que cette ombre apparaît comme une chance de se connaître – « Je suis encore ta naissance, me dit l’ombre ».

A l’instar de l’ombre, liée à la question de l’identité, sont privilégiées des réalités aussi légères et immatérielles que le vent, les nuages, voire l’eau, liées de façon corollaire à la question de l’écriture et du chant.

Si importante que soit la place du vent « Les vents nourrissent ta parole », c’est le chant qui est premier : « Le chant devance le vent », et le poète est son « otage ». Un chant qui a bien sûr partie liée avec le silence : là d’où il part, c’est « du côté du silence ». De même le satyre Silène appartient à la suite de Dionysos, le dieu du chant poétique : « Silène, tu chantes le monde et le monde est dans ta voix », mais ce n’est pas dans le vin, mais dans l’eau, « l’eau qui parle », « plus mystérieuse que le vin » qu’il retrouvera les noms perdus et nécessaires. Pour Frédéric Tison, le chant est en effet nomination, ainsi le poème XI du deuxième cahier apparaît comme une sorte de Fiat : « Soit l’aube au bout de tes bras, soit la feuille sous la neige. […] Soit toute l’eau lente et légère celle où tu ne t’es pas encore connu ». A la nomination, s’ajoute la fonction de célébration : « Loue…, célèbre… chante… », qui donne au chant le pouvoir de rompre le maléfice, de libérer et d’ouvrir l’espace à la lumière : « Ainsi, brise, brise : les lumières noyées, l’air noir, la poix de toute écluse, de toute rive ».

A la fin du premier Cahier, l’écriture apparaît, à travers l’allusion à un conte de Grimm, comme une clef qui peut ouvrir, mais ne permet pas de passer le seuil. Pour pallier la difficulté de l’écriture à circonscrire une réalité trop délicate, le poète va recourir à la peinture : « Parce qu’elle était silhouette je la peignis avec les noirs de mes encres. […] ». Non pas au détriment de l’écriture mais plutôt de façon complémentaire vont se trouver associées écriture et peinture : « afin de peindre les images qui figurent dans l’ouvrage de tes Heures ». Cette référence aux livres d’Heures est chère à Frédéric Tison, il leur associe le sens de ces histoires, qui ont d’autant plus de force qu’elles sont brèves : « Plusieurs textes ont pour trame une « histoire », un « récit », ou plutôt un fragment d’histoire ou de récit, même s’ils n’en sont pas à proprement parler. Mais histoire possède également le sens d’image (manuscrits historiés des monastères médiévaux, par exemple) ».

L’écriture bientôt confondue à la peinture apparaît finalement comme un de ces sorts heureux que jette à lui-même notre poète : il fait d’elle un moyen d’échapper aux apparences, un gage de vérité et de vie : « Prends ton visage dans tes mains – et porte-le sur la page blanche encore, sauve-le du miroir ! Chacune de tes couleurs est un vœu. Une touche de blanc dans tes yeux – Tu es vivant ».

Le dieu se cache – ou se révèle – en de multiples réalités : « Il règne matin et soir à chaque coin de rue. Si peu le regardent, et l’admirent et l’encouragent ; d’aucuns prétendent que son nom – son vénérable, son lent, son lointain nom – n’est pas connu. Et toi, tu l’appellerais volontiers Celui Qui Manque, si ce n’était l’interrompre ». Car le poète connaît la finitude du réel : « Tu auras su cette immense blessure – en toute chose et pour jamais, sous le ciel clair […] partout régnait l’adieu ». Pourtant si ce « quelqu’Un est caché dans les visages, au sein des vents, parmi les millions de corps et de pas », certains permettent parfois d’en approcher l’identification : « Mais il y avait un visage et celui-là parlait : l’amour ! disait-il, l’amour, lorsque tes pensées m’animent, lorsque tes mains me déclinent ».

Dans le Cahier III se confirment les thèmes précédemment rencontrés et l’errance se poursuit, conformément à l’étymologie du titre « Planètes » (« planetes », en grec, signifie errant, vagabond) : on y retrouve « les villes précieuses » mais aussi l’évocation d’Ulysse et, bien sûr, la présence du vent, « le vent qui contient nos secrets », qu’il convient de savoir entendre, lui qui « apportera les mêmes images, les mêmes phrases, les mêmes cadences ». Toujours l’amour en apparaît le moteur : « Tu as emprunté des voitures et des trains pour un visage aimé ».

Il semble que cette errance, amplifiée, trouve ici une forme d’achèvement. Elle devient cosmique – « Le monde bientôt roulera ton corps dans les galaxies de diamant… » – mais elle se fait aussi, autant qu’à travers l’espace, dans le temps ; il semble alors qu’elle ne se plaît à rappeler le passé,  antique ou personnel – « l’eau claire sur le flanc des trirèmes » –, que pour le changer en éternité. Sous le regard du dieu-poète, tout ce qui compose le réel devient sacré. D’où l’importance de savoir regarder : « Au voyageur, [tu demandes] le double de ses yeux » car le regard échangé est parole. Son but n’est autre que la beauté, « âpre, et sombre », dont la présence si proche est si difficile à discerner.

C’est aussi au sein de cette errance qu’a lieu la création poétique, qui est genèse du monde, puisqu’elle consiste à amener « un songe », par le truchement d’une « pensée qui le descelle », « jusqu’à la voix ». Le poète est l’instance – le dieu ? – qui rend effective l’existence de ce qui n’existait « avant [lui] » qu’à l’état de limbes. Par la grâce des « noms qui veillaient sur [s]es lèvres », un paysage s’ordonne et acquiert une âme qui est un peu la sienne : « (Il paraît qu’aujourd’hui l’arbre te ressemble, et que lorsque tu marches toute la forêt s’avance derrière toi. Il paraît que le chant des oiseaux se souvient du son de ta gorge et de tes lyres. Il paraît même que les saisons renouvellent tes danses, et que les fleurs s’en étonnent ». (Notons en passant la réminiscence à Macbeth, et la manière très personnelle dont Frédéric Tison utilise le mythe). « Oh, jaillir ! », voilà exprimé le souhait profond, l’attitude désirée qui ouvrirait à ce qui est recherché. Pour cela, il n’est que d’aller au-delà de soi-même, le poème devient alors la fin même de l’errance : « Sache que tu es toi-même l’obstacle – et que ton chant est déjà le lieu que tu attends ». Le livre s’achève enfin sur l’évocation d’un conte qui ne laisse pas de doute sur le caractère mystique d’une telle quête.

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Le Dieu des portes est une errance où se mêlent intimement quête de soi, quête de l’écriture et quête mystique. Ajoutons que son pouvoir poétique tient certes à la solide architecture du livre mais aussi à un rythme, une prosodie qui répond à l’exigence, selon laquelle « le poème en prose doit proposer un autre Chant », en témoigne une musique, comme par exemple celle de ces alexandrins: « C’est une fleur souterraine et c’est un visage, c’est un jardin qui fait d’une fleur un visage » (XV, cahier II).

                                                                                           Béatrice Marchal

 

 

 

Écrit par Frédéric Tison Lien permanent | Commentaires (3)

Commentaires

Magnifique et très sensible présentation !

Écrit par : Madame Uke | dimanche, 11 décembre 2016

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Une très belle et juste présentation de ce beau livre, "ton chant est déjà le lieu que tu attends", c'est pourquoi il faut chanter.

Écrit par : Cécile | dimanche, 11 décembre 2016

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Je ne pouvais en effet espérer meilleure présentation.
Merci beaucoup pour votre lecture attentive !

Écrit par : Frédéric Tison | lundi, 12 décembre 2016

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