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vendredi, 01 juin 2018

Entretien avec Jean de Rancé — Sur 'Selon Silène'

 

 

 

Jean de Rancé.-.  Cher Frédéric Tison, après Aphélie, suivi de Noctifer, qui parut en février dernier aux éditions Librairie-Galerie Racine, vous publiez votre sixième livre, Selon Silène, paru en mai 2018 aux éditions L’Harmattan, qui n’est pour une fois pas un livre de poésie.

 

Frédéric Tison.-. Cher Jean de Rancé, c’est exact, même si j’ai écrit des livres de contes, jadis — mais ces derniers, je les ai auto-édités seulement.

 

J. de R.-. Comment l’idée de consacrer un livre à un tel personnage vous est-elle venue ?

 

F. T.-. Je m’en souviens, c’était en 2009, je lisais l’excellent livre de Georges Minois, Histoire du rire et de la dérision. Je retrouve devant vous ce passage qui me toucha vivement : « Dans un mythe raconté par Théopompe de Chios, Silène parle d’un pays extraordinaire où les hommes sont deux fois plus grands et vivent deux fois plus longtemps que chez nous ; ils n’ont pas à travailler et meurent dans un grand rire » (éditions Fayard, 2000, p. 20). Pour moi, Silène n’était alors qu’un simple satyre, figurant parmi bacchants et bacchantes dans le thiase, ce cortège bruyant du dieu du vin Dionysos : qui était donc ce personnage qui racontait de telles histoires ? Je cochai la page et me promis d’approfondir la question. Peu de temps après, je regardai mieux, au Louvre, une fort belle statue de marbre datée de l’époque romaine impériale, représentant Silène et intitulée Silène ivre : cette œuvre se souleva en quelque sorte devant moi, je me rappelai les propos du satyre rapportés par Georges Minois, et je me mis à faire des recherches ; je m’aperçus que le personnage était bien plus riche que l’on croit, que sa figure était bien plus complexe ; je lus, pris quelques notes, j’envisageai une sorte d’article ; mes notes de lecture enflèrent considérablement, et cela devint un petit livre, que j’élaborai entre 2009 et 2017, par fragments, lentement.

 

 

 

Silène ivre - IIe s ap. J.-C. - marbre de Paros - Louvre - 1.jpg

Silène ivre (IIe s. ap. J.-C.),
copie d'époque romaine impériale, marbre de Paros,

au musée du Louvre, photographie : février 2009.

 

 

J. de R.-. Votre livre, je dois le dire, est assez déroutant : il oscille sans cesse entre le traité mythologique et la réflexion originale, voire le poème en prose. Ainsi certaines parties du livre sont-elles très personnelles, quand d’autres le sont moins.

 

F. T.-. Oui, c’est un livre hybride, vous l’avez noté : hybride… comme le satyre ! Je n’ai pas la prétention d’avoir toujours été original, notamment dans les passages du livre où j’évoque la geste de Dionysos, l’origine des satyres-silènes, ou encore la préfiguration possible de Silène observable dans la figure du dieu égyptien Bès. C’est qu’il est difficile, voire impossible d’être original en la matière : déjà Ovide, au Ier siècle après Jésus-Christ, s’inspirait de sources mythologiques parfois perdues pour nous, déjà Diodore de Sicile, dans sa Bibliothèque historique composée au Ier siècle, et Pausanias, dans sa Description de la Grèce écrite au IIe siècle, puisaient dans les livres de plus anciens mythographes. Plus tard, le Dictionnaire de la Fable (1801) de François Noël, le Dictionnaire mythologique universel ou Biographie mythique (1854) de Adolf Edward Jacobi, sans oublier le magistral Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines (1877-1919) de Charles Daremberg et Edmond Saglio, qui sondent les profondeurs de la littérature et de l’art antiques, ces dictionnaires inspireront les récits des traités mythologiques de Pierre Commelin, Jean Richepin ou Mario Meunier qui, dans leurs pages, en reprendront nombre d’éléments, de même que Pierre Grimal, dans son Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine (1951). J’ai fait de même, en rassemblant et synthétisant des éléments épars glanés dans les bibliothèques ; je dois dire que je fréquente depuis l’adolescence les ouvrages des mythographes, et je relis souvent Les Métamorphoses d’Ovide, au point que je me suis en quelque sorte approprié ces œuvres, et que j’en suis tellement nourri que j’ai pu parfois rédiger de mémoire, pour ce livre, tel épisode ou telle interprétation, en veillant toutefois à formuler de façon personnelle ce qui était narré (même si dans ce domaine la paraphrase est inévitable) : mais comment inventer, quand il s’agit de mythologie et d’anciennes traditions ? Et c'est, toujours, le phénomène séculier de la cryptomnèse. Aussi bien, ce n’est pas dans ces passages du livre que j’ai fait œuvre d’imagination : il ne s’agissait pas ici de récrire quelque mythe, mais de présenter ce que dictionnaires et traités avaient depuis longtemps mis au jour, afin d’avancer.

 

J. de R.-. Vous avez parlé de vos notes de lecture : comment avez-vous procédé ?

 

F. T.-. Je me suis retrouvé devant une masse considérable de documents, aux informations parfois contradictoires, si bien qu’il m’a fallu opérer un tri, choisir une version, en signaler quelques variantes. Mais l’exhaustivité fut impossible, de même que fut irréalisable la mention systématique, dans le corps de mon texte, de toutes les sources que j’ai consultées, et dont je me souvenais. C’est que j’ai pris de façon erratique, depuis 2009, beaucoup de notes glanées ça et là, sans esprit « scientifique » ; sans parler des réminiscences de mes années à l’Université… D’autre part, j’ai tenu à ce que les notes apparaissent en bas des pages et non à la fin (j’ai toujours trouvé assommant le fait de se reporter à la fin d’un volume pour consulter des notes qui souvent ne sont que de caractère bibliographique) ; si j’avais voulu tout référencer, à chaque occurrence, les notes auraient mangé presque la moitié de chaque page !

C’est d’ailleurs ainsi que j’ai pu mesurer combien les auteurs de l’Antiquité, pour rédiger leurs traités, devaient nécessairement avoir l’assistance de secrétaires. Virgile, ou Origène, par exemple, étaient secondés, dans l’écriture de leurs ouvrages, par de petites mains érudites anonymes — ces auteurs l’évoquent eux-mêmes au détour des pages de leurs écrits. Selon Silène fut rédigé par moi seul, d’où sans doute quelques approximations et peut-être, qui sait ? mais c’est inévitable, quelques erreurs, sans parler des oublis !

Le sujet est inépuisable, et les sources, bien cachées. On peut passer à côté d’elles bien souvent. Tenez, à titre d’exemple : je faisais récemment, sur un tout autre sujet, quelques recherches dans la Description de la Grèce de Pausanias : et voici qu’au Chapitre XXIV du Livre VI,  je tombai sur un passage qui évoque Silène, passage qui m’avait échappé :

« On voit aussi dans cet endroit [Élis, une ancienne cité grecque de la région de l’Élide] un temple de Silène ; c'est à ce dieu seul qu'il est érigé, et non à lui et à Bacchus (Dionysos) à la fois. L'Ivresse lui présente du vin dans une coupe. Les Silènes sont une race mortelle, comme on peut le conjecturer par leurs tombeaux. On voit un tombeau de Silène dans le pays des Hébreux, et un autre dans les environs de Pergame. » (Traduction de M. Clavier, Paris : A. Bobée, 1821.)

Or, ce sont précisément ces remarques que l’érudit Samuel Bochart et le mythographe Pierre Commelin, auteurs que je nomme dans le Chapitre VIII de mon livre, avaient notées à propos des tombeaux de silènes respectivement chez les Hébreux et à Pergame, sans mentionner leur source !

La difficulté fut grande de construire un texte cohérent, s’articulant en chapitres. Cela reste pour moi une belle et enrichissante expérience d’écriture.

 

 

Rubens - Silène ivre - 1617-18 - Alte Pinacotheke - Munich.jpg

Pierre Paul Rubens (1577-1640), Silène ivre (1617/18),
à l'Alte Pinakotheke de Munich, photographie : juillet 2011.

 

 

J. de R.-. Revenons à Silène : en quoi le personnage vous a-t-il semblé si intéressant ?

 

F. T.-. Je me suis aperçu que Silène n’est nullement réductible à l’image du vieux satyre hilare et aviné que les peintres et les sculpteurs nous montrent le plus souvent. À y regarder de plus près, Silène, et les satyres dans leur ensemble, précédent Dionysos, lequel les enrôle dans sa suite. Il ne faut pas oublier que, s’il représente une force vitale, violente, « primitive », Dionysos (tel qu'il apparaît dans l'entourage de Silène) est un dieu tardif : c’est lorsqu’il invente le vin qu’il entraîne à sa suite le cortège que nous connaissons, composé notamment de bacchants, de bacchantes, de bassarides (ces conductrices de tigres et porteuses de tambours) et de satyres.

C’est ainsi qu’il faut, à mon sens, distinguer deux ivresses : celle du vin, qui suppose une civilisation (le vin se fabrique, il n’est pas « naturel »), une ivresse incarnée par Dionysos (même s’il n’incarne pas que cela, bien sûr), et celle de la vie elle-même, que représentent les satyres, lesquels sont à l’origine des sortes de génies des sources, des arbres, des vents. On peut détacher Silène, peu à peu, à travers les textes des Anciens, du dieu du vin : s’il n’est qu’un pleutre chez les auteurs tragiques, d’autres auteurs en esquissent une image correspondant davantage à ce qu’il fut avant de rencontrer Dionysos ; d’ailleurs, il deviendra le précepteur du dieu, lui enseignant la science cachée des choses.

 

J. de R.-. Avant de représenter un être sous l’influence du vin, Silène incarne donc, si je vous comprends bien, l’ivresse de la vie elle-même ?

 

F. T.-. Selon nos sources, il est les deux, alternativement, ou successivement, il est à la fois un autre Dionysos et une autre forme d’ivresse, il est insaisissable. C’est une figure qui puise dans « l’archétypal », dans les émotions les plus primitives qui sont enfouies en nous. Il a beaucoup à nous apprendre, et mon livre n’est qu’une interprétation très personnelle de sa figure. Mais vous me permettrez de ne pas dévoiler le cœur du livre ni déflorer quelques histoires ; je laisserai le lecteur découvrir par lui-même.

 

 

Silène - décor d'ustensile - Deuxième moitié du VIe siècle avant J.-C. - Atelier de Grande Grèce –Bronze - H. 8,20 cm - Louvre 3.jpg

Atelier de Grande Grèce, Silène, décor d'ustensile
(deuxième moitié du VIe siècle av. J.-C.), 
bronze (hauteur 8,20 cm),
au musée du Louvre, photographie : août 2011.

 

 

J. de R.-. N’avez-vous pas craint de vous éloigner des exégèses traditionnelles, plus « autorisées »?

 

F. T.-. Il n’y a rien à craindre. Silène, comme tous les dieux ou les visages mythologiques, parle de nous autres hommes. « Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m'est étranger », disait Chrémès dans l’Heautontimoroumenos de Térence. Cependant, nous ne pourrons jamais vraiment tout comprendre de la pensée des Grecs, c’est un monde trop éloigné de nous, même s’il nous donne l’illusion d’une plus grande proximité que ceux de l’Afrique ou de l’Asie. Nous en héritons, certes, nous en sommes tissés, comme du monde de Jérusalem, mais nous ne pouvons qu’en avoir une image partielle, partiale, voilée, lointaine. Paul Veyne a fait remarquer, si je résume, que la question de savoir si les Grecs croyaient ou non en leurs mythes ne se posait pas en ces termes, qui sont les nôtres, selon notre conception moderne, d’ailleurs assez floue elle-même, de la croyance : les Grecs savaient que les dieux existaient, c’est à peu près tout ce qu’on peut en dire, ils le savaient comme nous savons que nous sommes dans la Voie lactée, aujourd’hui. Cela dit, nous avons certainement perdu le sentiment, partagé chez les Anciens, que le sacré est agissant, que le dieu, les dieux, sont avant tout des forces, des énergies, avant d’être des idées soumises à la spéculation.

 

 

 

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Antoine Coypel (1661-1722), Silène barbouillé de mûres par la nymphe Églé
[accompagnée des deux pastoureaux Chromis et Mnasyle (*)] (vers 1700),
au musée des beaux-arts de Reims, photographie : avril 2009.
(*) Voir la VIe églogue des
Bucoliques de Virgile.

 

 

J. de R. -. Quel rapport entretient Selon Silène avec vos autres ouvrages ?

 

F. T. -. Silène apparaît de façon furtive dans nombre de mes livres, notamment dans Les Ailes basses et Le Dieu des portes. On peut très bien considérer Selon Silène comme une longue, très longue note de bas de page pour mes autres livres.

 

J. de R.-. Vous intervenez vous-même en tant que narrateur dans ce livre, vous mettant en scène en train de dialoguer, dans de courtes scènes, avec Silène lui-même.

 

F. T.-. Ah, ne confondez pas auteur et narrateur !

 

J. de. R.-. Non pas…

 

F. T.-. Mais vous avez raison, bien sûr : je n’ai pas eu la prétention de concurrencer un Jean-Pierre Vernant ou un Pierre Grimal, par exemple ; mon livre n’est pas « scientifique » ; je n’ai pas les compétences d’un philologue ni celles d’un universitaire mythographe. J’invite seulement mon lecteur à découvrir un regard. C’est pour cela que j’ai introduit un narrateur conversant avec Silène à certains moments du livre. Mon livre est, comme je l’ai mentionné sur la quatrième de couverture, « une promenade livresque, esthétique et philosophique » (modestement philosophique, naturellement). Se promener, n’est-ce pas une part essentielle de nos vies ? Et toute promenade n’est-elle pas l’itinéraire particulier d’un regard ?

 

(Propos recueillis le mardi 29 mai 2018.) 

 

 

Jan Roos détail 1 1591-1638, La Vendange de Silène, Palazzo Bianco, Gênes.jpg

  Jan Roos (1591-1638), La Vendange de Silène, détail, 
au Palazzo Bianco, à Gênes. Photographie : juillet 2013.

 

 

Pour voir sur ce blogue d'autres photographies miennes ayant pour motif Silène, aller ici, , puis encore ici, , et encore ici.

 

 Notice : Selon Silène, Paris : L'Harmattan, 2018.

 

 

 

  

 

jeudi, 26 mars 2015

Entretien avec Jean de Rancé — à propos du « Carnet d'oiseaux »

 

 

 

Jean de Rancé. -. Cher Frédéric Tison, après le cahier de poèmes illustré d'encres et de gravures Une autre ville (2013), après la carte "poème-estampe" « Les Herbes le soir » (2014), voici que le troisième fruit d'une collaboration avec l'artiste Renaud Allirand vient de mûrir : Carnet d'oiseaux. Comment est né le projet qui mena jusqu'à cet ouvrage ?

 

Frédéric Tison. -. Cher Jean de Rancé, j'avais dans mes chemises et mes tiroirs quelques textes écrits autour de la figure de l'oiseau, entendue bien sûr selon l'animal, qui me trouble, mais aussi selon son esprit, que chacun rêve, et que je suis le premier à rêver, d'une façon même naïve : je veux parler de l'être ailé, de l'ange peut-être, ce précipité, au sens alchimique, qui est en nous, cette "folie", cette vitesse légère et ce regard, cette hauteur peut-être, ce ciel certainement. J'avais depuis longtemps envisagé un petit livre qui serait consacré à cette figure et à son nom. Et, à ce propos, je pense souvent à Elmer (ou Oliver) de Malmesbury, qui est l'Icare médiéval ; j'ai découvert son existence dans la nébuleuse de mes lectures autour de la figure d'Edwine, personnage qui apparaît dans Les Ailes basses. C'est ce moine bénédictin anglais qui, au début du XIe siècle, tenta de voler grâce à des ailes mécaniques de sa conception : l'historien Guillaume de Malmesbury et le poète Hélinand de Froidmont (l'auteur des Vers de la Mort) ont raconté dans leurs Chroniques respectives comment Elmer, vers 1010, réussit, muni de ces ailes, à se jeter du haut d'une tour de l'abbaye de Malmesbury, dans le Wiltshire, et à maintenir son vol pendant deux cents mètres, avant de s'écraser au sol et de se briser les jambes, tantôt, selon les chroniqueurs, sous l'effet de la panique, Elmer ne parvenant plus à diriger ses ailes, tantôt à cause d'une bourrasque malvenue. Guillaume rapporte que cette mésaventure ne découragea nullement notre merveilleux et aimable moine : ce dernier voulut entreprendre un deuxième vol, en ajoutant cette fois une queue à son dispositif, laquelle aurait permis de le stabiliser, mais cela lui fut interdit par son abbé. Le Carnet d'oiseaux aurait pu lui être dédié, j'y pense maintenant ; j'aurais dû le mentionner...

Mais où en étais-je ? Ah oui... Lorsque je découvris certaines des encres de Renaud Allirand dont le sujet était, justement, l'oiseau, je fus très séduit : ces magnifiques petites encres sur papier, pleines de vitalité, m'inspirèrent quelques "poèmes" ; je suggérai à l'artiste un livre commun, où quelques-unes de ses encres illustreraient d'anciens et nouveaux textes miens. Il accepta. Dès lors nous conçûmes ce livre que vous avez dans vos mains. Je choisis un peu moins d'une trentaine d'encres (vingt-sept exactement), et deux gouaches (lesquelles illustrent la couverture de cet ouvrage). Nous cherchâmes infructueusement un éditeur de livres d'artiste, puis nous tournâmes vers les possibilités nouvelles qu'offre l'Internet, notamment, dans ce cas précis, vers un éditeur en ligne, nommé Bibliocratie, qui propose des souscriptions : l'éditeur se charge d'élaborer un livre à condition qu'un certain nombre d'exemplaires souscrits soit atteint, ce qui évite l'inutile ou ruineux "compte d'auteur", etc. ; ceci n'est pas très intéressant, c'est pourquoi je vous passerai les détails ; mais, j'y viens, cela porta ses fruits : l'ouvrage obtint 76 souscriptions (j'en ôte les vingt exemplaires que nous commandâmes, l'artiste et moi), chiffre considérable dans un contexte aussi confidentiel.

 

J. de R. -. Racontez-nous, si vous le voulez bien, la genèse des cinq parties de cet ouvrage.

 

F. T. -. Pour l'anecdote, le titre initial était au pluriel : Carnets d'oiseaux, car l'ouvrage est composé de cinq parties en vers et en prose, très différentes les unes des autres. Mais le singulier l'emporta, pour des raisons de clarté : lire les « Carnets d'oiseaux » (lesquels ?), etc., cela n'allait pas.

Le plus ancien des textes est contenu dans la partie III., « Les Petits Oiseaux de Theuth » ; il date de 2007, et a été entièrement refondu et récrit en 2012. « Le Dit de la voix » (partie II.) date de 2013. Les parties I. et V. datent de l'été 2014.  Quant aux « Fragments d'un volucraire », qui se présentent sous la forme d'entrées de journal, ils furent composés de mars 2012 à mars 2014. J'ai pensé rassembler ces textes très divers, qui dormaient pour ainsi dire, lorsque je découvris les encres de Renaud Allirand : soudain j'en vis la trame commune, et le livre devint, en quelque sorte, nécessaire. Sans doute appelaient-ils l'image...

 

J. de R. -. En quoi les « Oiseaux » de Renaud Allirand vous ont-ils particulièrement séduit ?

 

F. T. -. J'aime que ces encres soient à la fois, comme souvent d'ailleurs chez l'artiste, à mi-chemin entre l'abstraction et la figuration : nous y reconnaissons aisément la figure de l'oiseau, mais l'oiseau est dans le même temps, ou le même regard, un pur trait calligraphique, il est pour ainsi dire enfanté par le geste de la main et le pinceau. À son tour le trait se voit pourvu d'ailes...

 
 

J. de R. -. Un autre livre d'artiste verra-t-il le jour, s'il n'est pas déjà en préparation ?

 

F. T. -. Seul Hermès, dieu des messagers et des messages, le sait déjà.

 

 

 

 

mercredi, 14 janvier 2015

Entretien avec Jean de Rancé — À propos de « Si la demeure »

 

 

 

Jean de Rancé. -.  Cher Frédéric Tison, vous avez publié récemment un ouvrage consacré au Belvédère, la maison de Maurice Ravel à Montfort-l'Amaury. Pourriez-vous nous retracer l'histoire de ce livre ?

 

Frédéric Tison. -. Cher Jean de Rancé, bien volontiers. Je ne me suis pas rendu au Belvédère dans l'intention de faire un livre de cette visite. Tout au plus comptais-je en prendre quelques photographies destinées à mes carnets puis à ce blogue. Mais l'idée de ce livre m'est venue à peine étais-je entré dans cette demeure : d'emblée m'enchanta son caractère de mémoire vive, le fait même que je n'eus pas du tout la sensation d'entrer dans un musée, mais bel et bien celle de visiter les lieux en l'absence du compositeur, qui semblait ne les avoir quittés que pour un court moment. Tout (ou presque) en effet au Belvédère semble être resté en l'état, depuis la mort du compositeur en 1937 ; c'était sa volonté expresse : la maison, qui fut léguée tout d'abord à son frère Édouard Ravel (1878-1960), deviendrait ensuite la propriété de l'État à la condition que sa qualité de demeure fût intégralement préservée, jusqu'à l'emplacement des meubles et des objets. Aussi bien nous n'y trouvons pas ces horribles barrières ou cordons de protection, ces faux plafonds, ces panneaux didactiques, encore moins ces films projetés sur des murs de placo-plâtre "ornés" de surcroît de citations de l'auteur ou de représentations photographiques, qui habituellement défigurent les maisons d'artistes ou d'écrivains, comme celle de Jean Cocteau, à Milly-la-Forêt, hélas, et dans une moindre mesure, heureusement, mais pour combien de temps ? celle de Mallarmé, à Valvins. Au Belvédère, seule la cuisine a disparu : son mobilier a été remplacé par une modeste table qui sert de "billetterie", d'une discrétion exemplaire. Pour le reste, on n'a touché à rien : définition même de la beauté demeurée beauté.

 

J. de R. -. Avez-vous conçu votre livre comme un guide de visite ?

 

F. T. -. Oh non, même s'il est vrai que je présente la maison pièce par pièce et que j'invite pour finir à rejoindre le jardin, à travers un parcours photographique ponctué de notes. Mais ce n'est pas un guide, dans la mesure où c'est seulement mon regard qui a suivi ses préférences, voire ses caprices, et que le livre ne se prétend nullement exhaustif quant au contenu de la maison. De plus, je ne retrace pas son histoire, je fais seulement allusion à la vie du musicien dans ces lieux, que je décris et tente de faire parler. Si la demeure est un livre subjectif, amoureux même, il est issu d'un véritable coup de foudre pour le lieu, lequel fut favorisé il est vrai par mon admiration pour la musique de Maurice Ravel, toute sa musique, que j'écoute très souvent, qui m'accompagne et me nourrit ; je serais extrêmement peiné si je devais m'en priver.

 

 

J. de R. -. Qu'est-ce que ce livre, dès lors ? 

 

F. T. -. C'est une promenade, c'est un rêve dans un lieu matériel, prétexte et illustration de notes autour du Lieu, entendu comme ce qui devrait être, comme ce qui manque, comme l'écart possible, circonscrit, hélas, à quelques rares demeures. Le Belvédère est unique, véritablement unique, véritablement rare : c'est un lieu chargé de souvenirs, un lieu "vibrant", une géographie sensible avec laquelle nous sommes enfin en sympathie avec le monde, un jour, une après-midi, une heure... Aussi bien il fait partie de ces lieux dont je puis dire : « C'est là que je voudrais vivre ». Et qui sait ? Peut-être ce livre sera-t-il une occasion de voyage pour l'un de ses lecteurs : j'aime à croire qu'au Belvédère j'ai laissé une pensée. Mon Lecteur et moi nous y retrouverions, au sein du souvenir, de l'intérieur de la demeure jusqu'au jardin.

 

 

Frédéric Tison, Si la demeure. L'auteur/Blurb, octobre 2014.

(Livre épuisé.)

 

 

 

mardi, 07 octobre 2014

Entretien avec Jean de Rancé — Sur un poème mis en musique

 

  

 

 

Jean de Rancé. -. Cher Frédéric Tison, vos lecteurs ont pu découvrir récemment le poème d'Une autre ville mis en musique par Magali Fadainville et interprété par la formation musicale Le Fil du rêveur. Pourriez-vous nous retracer l'histoire de cette rencontre musicale ?

 

Frédéric Tison. -. Bien volontiers, cher Jean de Rancé. J'ai rencontré Magali Fadainville dans le cadre de mon travail, et — tandis que je ne savais pas encore qu'elle était musicienne et l'un des membres du Fil du rêveur, une formation musicale —  elle eut la curiosité de se procurer et découvrir Une autre ville, un cahier de poèmes illustré par le peintre et graveur Renaud Allirand que l'artiste et moi avions conçu en 2013. J'appris ensuite son appartenance au Fil du rêveur, au premier spectacle duquel j'assistai au début de l'année 2014. Ce spectacle, alternance de mélodies traditionnelles "revisitées" et de compositions personnelles, entrecoupées elles-mêmes de courtes lectures, me plut infiniment, et j'y retrouvai d'autre part beaucoup de mes propres recherches, ou tout du moins certains échos me semblèrent évidents avec elles. Le terrain était fraternel, l'esprit tout autant. Aussi, lorsque j'appris que Magali Fadainville, pour le deuxième spectacle du Fil du rêveur, avait composé une mélodie sur l'un des poèmes d'Une autre ville, je fus à la fois très honoré  — quel partage, quelle communion pouvais-je espérer de plus ?  — et surpris sans être surpris, si j'ose dire : j'étais surpris que l'un de mes textes eût été élu, mais je ne l'étais pas que ce fût par la musicienne.

 

 

J. de R. -. Magali Fadainville vous avait-elle proposé une mélodie, et avez-vous découvert avant les autres cette œuvre ?

 

F. T. -. Pas du tout, et c'est parfait ainsi : je ne suis, hélas, pas musicien, écrire avec des notes une mélodie m'est impossible, mais je ne pouvais que faire confiance à la musicienne, j'étais là, comme je le disais, en terrain ami, fraternel, généreux... Rare. Il n'était même pas concevable que le poème fût trahi, si l'esprit de la rencontre lui était antérieur. Aussi bien j'ai découvert l'œuvre achevée.

 

 

J. de R. -. Quelles impressions en retirez-vous ?

 

F. T. -. Ma réponse ne peut être que délicate, si l'on peut toujours la soupçonner d'un évident parti pris favorable ! Mais enfin... La première impression est celle d'une dépossession, qui n'est pas désagréable, bien au contraire, dirai-je : de même que mes textes, une fois publiés, ne m'appartiennent plus tout à fait, un mien poème mis en musique prend le même large, et s'il ne m'encombre désormais plus, je puis l'écouter du même dehors, ou presque, que celui des autres auditeurs... C'est l'expérience belle de l'étrange, dans son sens pur. Ensuite, bien sûr, je me rappelle les mots que j'ai écrits, et je ne peux que constater que la musicienne se les est appropriés à merveille, selon son chant et sa mélodie, et qu'ils lui appartiennent autant qu'ils ne m'appartiennent plus... Tout cela m'apparaît aérien, rêveur, appuyé, selon une lenteur et une tension maîtrisées, comme il le faut (selon moi !). L'insistance, parfois, sur des mots précis, fait que le vers est comme "soulevé" soudain, et qu'est renouvelée la lecture de chacun de ses mots. Mallarmé avait dit à Debussy, en guise de boutade mais non seulement, qu'il avait déjà mis en musique L'Après-midi d'un Faune sans attendre le musicien, aussi ce dernier intitula-t-il son morceau Prélude à... Cela dit sans me comparer sottement à Mallarmé, bien sûr ! Mais à mon sens la mélodie de Magali Fadainville est parvenue à souligner mes mots et à les accompagner, avec la beauté. Une autre musique était possible que celle qui était déjà tissée dans les mots, silencieusement sur la page.

 

 

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Une autre ville, II., « Où fis-tu naufrage si »,
musique de Magali Fadainville, 
 par Le Fil du rêveur, 2014.
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