jeudi, 10 octobre 2013
Entretiens avec Jean de Rancé — Sur la poésie (suite)
Jean de Rancé. -. Cher Frédéric Tison, je vous propose maintenant d’en venir à vos récents recueils proprement dits, Les Ailes basses tout d’abord, puis Les Effigies…
Frédéric Tison. -. Cher Jean de Rancé, pardonnez-moi de vous interrompre…
J. de R. -. Mais je vous en prie…
F. T. -. … ce ne sont pas des recueils, mais des livres : je n’ai pas rassemblé au petit bonheur la chance des textes épars, mais au contraire je prétends avoir mûri longuement une architecture. Les Ailes basses et Les Effigies s’efforcent donc d’être des livres — réussis ou pas.
J. de R. -. Ces deux livres, donc, me semble-t-il, sont d’abord une réflexion sur la poésie.
F. T. -. Vous me faites un peu peur ; je n’aimerais pas passer pour un formaliste aux livres abscons et soporifiques, où la prétendue réflexion sur le poème prend le pas sur le poème lui-même, comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui… Ils ne sont nullement d'abord des réflexions sur la poésie, mais le miroir est à jamais inévitable, en effet, dans le poème.
J. de R. -. Je songeais surtout aux interrogations sur le nom qui parsèment vos livres, et qui ont lieu dans le poème.
F. T. -. Le nom est ce qui s’effondre, ce qui est à rassembler — peut-être est-ce parce que j’ai une excellente mémoire des visages, des paysages et des tableaux tout aussi bien, et que le nom, à l’inverse, m’échappe souvent. La recherche du nom passe peut-être par la recherche du visage, qui me rappelle en écho le nom que je perds… que je croyais perdu. En ce sens ce que j’ose à peine écrire "ma" pratique de la poésie rappellerait l’art de la mémoire, cette pratique mnémotechnique des Anciens fondée sur l’image et qu’explore Frances A. Yates dans son beau livre L’Art de la mémoire.
J. de R. -. Je discernerais volontiers dans Les Ailes basses le nom d’ « Isnel », central, et celui de « Jésus ». Il me semble que ce sont là des figures autour desquelles tout le reste s’articule.
F. T. -. Vous parlez là des noms propres du livre… Mais on pourrait tout aussi bien parler de n’importe quel nom, je veux dire de n’importe quel mot du livre, et voir que chacun d’eux résonne à la manière d’un nom doté d’une majuscule.
J. de R. - Pourriez-vous cependant éclaircir la forte présence de ces deux Noms ? Cela constituerait une bonne introduction, ce me semble.
F. T. -. Peut-être… Le nom de Jésus, on a parfois besoin de le rappeler aujourd’hui, est constitutif de la pensée occidentale — qu’on le veuille ou non.
Quand on manie la langue française, quand on se mêle de créer en son sein, ce que propose l’élaboration d’un poème, il me semble naturel que s’y développe une réflexion — un miroir posé — sur le religieux des choses, et plus particulièrement sur le christianisme, dont est pétrie la langue française tout d’abord, comme en sont pétris notre pays, notre relation au temps, à l’art, à l’amour — à la vie en un mot. Il n’est pas toujours superflu de rappeler (notre époque est si oublieuse, surtout si peu soucieuse du passé qu’il est toujours bon de le faire) qu’une immense part de notre littérature, des tableaux de nos musées, de notre musique, est inintelligible en dehors du christianisme. Même l’athée, le "laïc" le plus intelligent, en Occident, se méprend s’il ignore cela : car il mésestime alors la pierre de l’église romane, celle de la cathédrale, qui se mêlent indissolublement à son architecture intime. Du visage de nos villages à Bernanos et Claudel bien sûr, mais aussi aux écrits de Sade, aux cris d’Artaud et au "sacré sans Dieu" de la musique de Sibelius, le christianisme est une des rivières qui nous parcourent.
J. de R. -. Vous considérez-vous vous-même comme "chrétien" ?
F. T. -. Je n’ai pas eu d’éducation religieuse, et jusqu’à un âge avancé je ne connaissais que des bribes de la Bible. Ce n’est qu’un peu avant mes trente ans que je lus réellement, et entièrement, toute la Bible hébraïque et le Nouveau Testament ; on le voit, je fus longtemps, comme presque tout le monde, le demi-ignare qu’une grande part du système éducatif depuis la dernière guerre contribue à créer au nom de l’égalité des chances, et je fis des lectures à vingt-cinq ans qu’un collégien de 1900 connaissait déjà, alors qu'on prétend aujourd'hui encore éduquer le peuple. Le seul avantage à être un autodidacte, c’est de mesurer les distances, davantage que ne le fait tout homme qui a eu la chance d’être renseigné plus tôt. On s’en aperçoit mieux, quand on a dû faire le parcours tout seul, que lorsqu’une édition des Évangiles traînait familièrement sur la table du salon familial. Je crois que l’histoire religieuse chrétienne devrait faire partie des programmes de l’Éducation nationale française, en dehors de tout aspect confessionnel : je le répète, comment comprendre la littérature, les tableaux des églises et des musées, l’histoire de notre pays, sans un minimum de connaissances bibliques ?
La question de la croyance religieuse n’est pas aussi cruciale à mes yeux qu’elle pourrait l’être — et peut-être devrait-elle l’être… Je ne sais pas si je crois en Dieu ou non. Je suis incapable de répondre, ou bien mes réponses seront-elles celles de mon époque, inversées ou conformes. Je le suis tout autant quant à la question de l’existence ou de la non-existence de Dieu — une question qui est d’ailleurs sans doute très mal posée, avec de mauvais termes, veux-je dire. Dire que "je" "crois", c’est déjà mettre à distance sa propre croyance, c’est déjà en douter : les Pères de l’Église le savaient déjà… Je ne me sens pas "chrétien" au sens strict de "pratiquant", certes, dans la mesure où la croyance aux dogmes chrétiens me trouve largement "sceptique", mais je ne me sens pas non plus "athée", encore moins "agnostique", ce terme qui sert trop souvent de prétexte à quelque flou de l’esprit, et qui est employé à tort et à travers par des personnes qui souvent se moquent de tout ce qui touche à "Dieu", et qui se moquent a priori de toute question spirituelle, s’abritant souvent derrière la notion d’un "sacré sans Dieu" qui reste aussi vague que la "poésie d’un paysage" dont nous parlions naguère. Mais lorsque j’entends le mot "chrétien", je me sens plus proche de lui que de celui de "bouddhiste" ou de "musulman", épithètes et confessions qui me sont totalement étrangères – je n’ai de curiosité ni d’intérêt pour elles que depuis un absolu Dehors. Mon "intérieur", dès lors, est également "chrétien", et même "catholique", puisque je suis français ; c'est ainsi. Et je suis un homme fidèle avant tout, et d’une fidélité qui n’est pas soumission... La tabula rasa ne m’est étrangère que parce que je la sais impossible : je suis, ma pensée, mon histoire, mes "conceptions", mon langage, sont façonnés par la civilisation dans laquelle je suis né, et qui est chrétienne pour une très large part. Souvenez-vous des Surréalistes, et du fameux numéro 3 de La Révolution surréaliste proclamant l’année 1925 comme « fin de l’ère chrétienne » ; c’était le terrible et magnifique Antonin Artaud qui était à l’origine de ce projet. Mais n’était-ce pas là toujours se poser en fonction du christianisme, selon un regard ? On n’y échappe pas, sauf à décréter qu’il n’est pas constitutif de notre identité, ce qui est faux. Nos notions du temps, de l’esprit, de la matière, de l’origine, de l’amour, de la vie en sont issues —ce n’est pas rien…
Je rapproche Dieu de l’inquiétude — de ce qui demeure ouvert. Un poème est toujours peu ou prou une prière, célébration ou douleur, une question. La théologie négative chrétienne, dite l'apophatisme, est très féconde en ce qu’elle indique, en tâtonnant, les chemins à suivre, elle explore ainsi que le poème, elle est une pensée qui se déploie comme la musique.
J. de R. -. Y a-t-il au sein de la doctrine de l’Église catholique quelque chose dont vous seriez proche ?
F. T. -. Ses dogmes ont tant varié. Le christianisme d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celui de saint Augustin, ni avec celui du Concile de Trente. On demande depuis le XIXe siècle à l’Église de se moderniser, mais c’est stupide, l’Église, même du temps de sa splendeur, même quand elle irriguait la pensée dominante, s’étant toujours adaptée à son époque. Et puis, l’Église a eu tort de renoncer, récemment, à l’existence des Limbes, puisque j’y suis…
J. de R. -. Venons-en maintenant à l’autre figure "tutélaire". Isnel est une figure centrale de votre livre ; on dirait que tout le livre l’appelle, tourne autour de lui, mais on a du mal, à mon sens, à saisir véritablement son essence. Il n’est pas d’abord un nom propre, mais un adjectif ancien, qui signifie « rapide, léger », que vous attribuez à un personnage autour duquel vous semblez tâtonner.
F. T. -. C’est qu’Isnel est lointain, insaisissable… Oui, il est rapide et léger, et son nom même est un souvenir, en ancien, en moyen français : ysneal, isnial, isnel, adjectifs signifiant « prompt », « agile », « léger », « habile », « vif », « preste », « aérien », mais aussi « élégant »... Outre que le mot est à lui seul beau comme un poème entier, il agit sur moi comme un visage… J’ai rêvé d’une muse qui fût un garçon. Au fond, je ne puis rien dire d’autre que cela, en dehors de ce que le livre dit de lui, même si c’est un personnage qui reviendra dans mes prochains livres.
J. de R. -. Si j’ai été séduit par Les Ailes basses, j’aimerais cependant nuancer. Nous sommes convenus que ces entretiens ne seraient pas une succession d’éloges à votre gloire…
F. T.- … Bien entendu, quelle sottise !...
J. de R. - … et c’est ainsi que j’ai souhaité aborder avec vous ce que je nommerais mes réserves. Vos poèmes "tranchent" avec la production poétique contemporaine, où je discernerais volontiers, et très grossièrement, deux tendances : l’une est celle de l’effacement, du refus de l’image, et elle assèche le vers afin de l’éloigner d’un "lyrisme" jugé caduc ; l’autre, héritière du surréalisme, est celle de la surabondance au contraire de ces images, toujours plus audacieuses, et elle disloque le vers jusqu’à le rendre méconnaissable. Et il me semble que vous n’appartenez ni à l’une ni à l’autre de ces tendances : le lyrisme caractérise nombre de vos écrits, selon moi, et certains de vos vers, certaines de vos images n'échappent pas à la facilité, toujours selon moi, et surtout semblent négliger l’apport des écritures poétiques nouvelles, celles d’un Michaux, d’un Roubaud, d’un Deguy, ou d'un Bonnefoy.
F. T. -. Paul Farellier m’a dit un jour, en évoquant la réception de mes poèmes : « Vous aurez du mal ». Il voulait dire que mon écriture s’éloignait de ce que le lecteur de poésie, aujourd’hui, est habitué à rencontrer. Je n’ai jamais cherché l’originalité pour elle-même, mais "simplement", si j’ose dire, l’expression d’un chant qui est en moi, que je sens depuis fort longtemps, et qui m’échappe souvent, et que je cherche à retenir : le poème retient, oui, quelque chose d’une lame de fond sonore en moi, une cadence, comme un souvenir sans cesse recommencé. Aussi bien mes livres, en ce sens, seraient-ils l’expression de la recherche de ma propre voix, de celle qui est en moi, que j’entends… Comment, alors, ne seraient-ils pas différents ?
Quant à négliger les apports des écritures nouvelles… Vous savez, je n'ai pas eu de maître, je ne m’en suis pas reconnu, ou plutôt j’ai des admirations étrangères les unes aux autres ; j’ai écrit ailleurs que « tous les maîtres s'annulent » : et, en effet, quoi de plus ennemies que les esthétiques de Ronsard et de Rimbaud, que celles de Paul Valéry et de Pierre Jean Jouve ? Et cependant, pourquoi en élire l’une contre l’autre ? Pourquoi ne pas les élire toutes, je veux dire toutes celles que l’on aime ? Quand j’écoute Bach, je peux aimer encore Sibelius. Et quand j’écoute Tchaïkovski, je ne déteste pas Purcell. De la même manière que notre cœur, quand nous aimons, n’est pas asséché par l’amour d’un seul être, des auteurs très différents, et je l’ai dit, ennemis, peuvent trouver en nous une admiration, une passion égales – même si stratifiées, selon l’heure...
Il ne s’agit évidemment pas de créer une œuvre composite, de bric et de broc, mais de cerner ce qui est en soi, et que, parfois, certaines influences littéraires ont rapporté à la surface.
Cela dit, je ne réponds pas là à votre question : facilité, que certaines de mes images ? Je n'ai pas peur du cliché : si ces yeux sont des étoiles, si je l'écris, que m'importe ? Si j'ai aimé cela, si je l'ai vécu, si je l'ai vu, si je l'ai touché. Une réminiscence livresque peut très bien rencontrer une source réelle en nous. La tentation de la nouveauté à tout prix est sotte à mes yeux ; la valeur en soi de la nouveauté est absolument nulle : elle érige en nouveauté ce qui est norme justement : la norme conformiste du "nouveau". Ceci est évidemment valable pour notre temps : Baudelaire demandant au Ciel ou à l’Enfer du « nouveau », et peignant « la vie moderne », même pour s’en affliger, parfois, Verlaine évoquant le « zinc » des toits, Rimbaud parlant des « villes splendides » et déclarant qu’il faut être « absolument moderne », parlent dans un univers mental différent du nôtre, qui a vu depuis ce qu’il fallait attendre de la modernité : la violence décuplée, la laideur, la vitesse décervelée, le dernier gadget technique et la dernière information à la mode venant combler un ennui et une effarante indifférence devant tout ce que le passé nous a laissé en héritage, devant la voix des morts, leurs châteaux et leurs paysages. Le « contre Chopin » de Michaux (dans Passages) est navrant à mes yeux ; mais cela se voulait « révolutionnaire », et l'on sait désormais ce que cela veut dire.
Un malentendu concernant le « langage gris » que voulut Paul Celan me semble également à l’origine d’une certaine poésie d’aujourd’hui, et de sa réception. Lui répondait à sa manière à la fameuse phrase et la plus idiote écrite par Theodor Adorno (que celui-ci a fini d’ailleurs par nuancer, de façon inutilement compliquée) selon laquelle la poésie était impossible après Auschwitz. Comme si la poésie n’était pas aussi, avec l’éloge, la célébration, l’amour et le don, la manifestation d’une horreur ! Comme si elle n’avait pas toujours été un Chant affrontant le glacé, l’innommable, la violence, la bêtise, la haine et la perte, comme si elle n’avait jamais embrassé toute la vie, le jour et la nuit… La poésie est au contraire, depuis Auschwitz, indispensable, et toujours possible, terriblement, et heureusement… La poésie est le Possible, justement. La poésie est inépuisable, comme Ovide, dans ses merveilleuses Métamorphoses, le savait.
Cela dit, vous dites avoir distingué deux tendances, mais il me semble que vous faites l’impasse sur nombre de poètes qui, aujourd’hui, tentent de se frayer un chemin entre celles-ci, et ne négligent pas du tout rythme ni chant. Je pense notamment à Lorand Gaspar, à Lionel Ray, à Yannick Girouard, à Pierrick de Chermont, à d’autres encore.
J. de R. -. Il me faudra les lire. Les Ailes basses est également le livre d’un lecteur, me semble-t-il. Déjà les proses contenues dans Les Contemporains intérieurs étaient des sortes d’hommages d’un lecteur, des échos. Je pense aux épigraphes et aux nombreuses références clairsemées, je cite pêle-mêle les Évangiles, Hérodote, Du Bellay… sans parler des résonances internes.
F. T. -. C’est juste : tout ce que j’écris est lié au temps et à la mémoire — en cela, oui, écrire est aussi le fait d’un lecteur. Vous parlez de résonances, c’est tout à fait cela : mes Histoires amnésiques s’interrogeaient sur la mémoire, sur sa place dans la composition de poèmes ou de contes : elles la reconnaissaient comme centrale, native, malgré la tentation du nouveau.
J. de. R. -. Parmi les épigraphes figurant à l’ouverture de chacune des cinq parties de votre livre, je relève celle d'un poème de Pierre Jean Jouve. Quel rapport entretenez-vous avec l’œuvre de cet écrivain ?
F. T. -. Je tiens Pierre Jean Jouve pour le plus grand des poètes français du XXe siècle, le plus grand que je connaisse ; il n’a pas été dépassé par ses successeurs ou disciples, et aujourd’hui encore il n’en est pas de vivants (connus !) qui l’égalent. Il est pour moi une sorte de modèle, non pas un maître ! et à l’instar de celles de Baudelaire, de Verlaine et de Mallarmé j’aime inconditionnellement sa poésie. C’est qu’il a su renouveler la langue poétique tout en l’inscrivant dans une tradition qui remonte aux trouvères et aux troubadours — je veux parler notamment du trobar, et plus précisément du trobar clus, que l’on réduit trop souvent à un hermétisme pour savants mais qui est surtout l’expression d’une difficulté spirituelle devant la langue, une interrogation, un forage. Pierre Jean Jouve réunit la poésie, en lui résonnent aussi bien Raimbaut d’Orange que les grands modernes. Il semble moins audacieux qu’un poète surréaliste ou qu’un Michaux, moins "provoquant" ou "novateur" qu’un Jacques Roubaud ou un Michel Deguy, mais sa révolution est beaucoup plus intime, beaucoup plus profonde aussi, que celles de la plupart des expérimentations des autres « chercheurs solitaires » du XXe siècle. Car c’est un Chant qui s’élève, un Chant magnifique, inépuisable, aussi beau que le ciel parcouru de nuages, aussi profond que la terre et ses plaines, et ses montagnes, aussi troublant qu’un corps aimé, aussi atroce (au sens ancien de « noir ») que la peur. Matière céleste bien sûr, mais aussi Diadème et Mélodrame sont des absolus de beauté — je n’ai pas peur d’user de termes aussi forts…
J. de R. -. Je note également un poème en forme d’hommage à Jean Sibelius. Pourquoi lui, en particulier, car si j’en juge par vos goûts musicaux, comme je puis le constater dans votre "discothèque", ici, dans votre appartement, vous aimez autant la musique médiévale que Purcell, Bach, ou Debussy ?
F. T. -. Vous oubliez Couperin, Rameau, Haydn, Haendel, Mozart, Beethoven, Schubert, Chopin, Wagner, Tchaïkovski, Richard Strauss, Bruckner, Janacek, Prokofiev, Rachmaninov, Ravel…
J. de R. -. En somme, vous aimez toute la musique…
F. T. -. Oh certes, presque toute la musique, en effet, même si vous noterez mon peu de goût pour la musique italienne, notamment ses opéras : ce n’est pas que je ne l’apprécie pas quand je l’écoute, mais je ne m’y penche jamais, j’ai toujours une autre musique à écouter avant elle ; et j’ai naturellement des affinités électives, parmi lesquelles Jean Sibelius. J’ai un profond amour pour la musique de Jean Sibelius. La première fois que je l’entendis, elle me sauta littéralement aux oreilles, si vous me passez une expression que je jugerai bientôt malheureuse, sans aucun doute ! : c’était, je m’en souviens, à la radio, à bord d’une voiture, lors d’un voyage en Italie, en Ombrie, en 2008 ; c’était très curieux, cette musique sombre, nordique, hautaine, lointaine, au sein de ces paysages jaunes et bleus écrasés de soleil. Je la fis mienne sur le champ ; j’avais cette bienheureuse sensation, inoubliable, enivrante de hauteur et de belle vanité, que j’aurais pu être le compositeur de cette musique : c’était la Sixième Symphonie, je crois : sublime, souveraine, inépuisable et incomparable, pour user d’un adjectif qui désormais me semble avoir été créé par Pierre Jean Jouve pour son Hélène (« C’est ici que vécut incomparable Hélène »…). À mon retour à Paris j’acquis sans tarder l’Intégrale des symphonies, puis, peu à peu, tout le reste de l’œuvre enregistrée... Non seulement j’aime inconditionnellement cette musique, mais j’aime aussi, même si c’est en marge de mon amour, qu’elle soit une "provocation" : tout en étant moderne, Sibelius résiste aux expérimentations musicales ; songez qu’il lance au monde sa Septième Symphonie, lyrique, dramatique, passionnée, d’une écriture fondamentalement tonale, au moment où triomphent le dodécaphonisme et la musique sérielle, auxquels je demeurerai, je pense, toujours étranger ; je veux bien les comprendre, mais comme je m’ennuie en écoutant Boulez ou Stockhausen ! Les amateurs éclairés n’y verront, peut-être à juste titre, que l’aveu d’une insuffisance. Tant pis pour moi ; mais comprendre n’est pas aimer… Quel ennui de seulement comprendre, et d’en avoir l’impression, même illusoire… « Comprendre, c’est tout mépriser », n’est-ce pas… Je préfère aimer. Or cette musique est trop souvent une musique qui doit être comprise.
J. de R. -. Selon vous, si elle est celle d'un lecteur, la poésie est donc une célébration, un éloge, un hommage ?
F. T. -. Elle n’est pas cela ; elle ne saurait s’y réduire, mais elle contient l’éloge, la célébration, l’hommage, oui ; elle ne commente rien, mais elle participe, elle accompagne, elle aime.
J. de R. -. Nous ne parviendrons pas encore, dans cet entretien, à véritablement proposer une définition de la poésie.
F. T. -. Non. Comme je l’ai dit, nous tâtonnons.
Avez-vous remarqué que les "définitions" et "preuves d’existence" que l’on prête ou attribue à Dieu pourraient fort bien s’appliquer à la poésie (vous noterez que je n’ai pas dit au poème) ? La poésie est une sphère dont la circonférence est partout et le centre nulle part… La poésie est ce qu’il y a de plus haut dans la pensée… La poésie est Amour… La poésie est Vie… La poésie est Chemin... Réunissez-vous en son Nom et elle est au milieu de vous… Et même : Elle viendra comme un voleur… Mais, contrairement à ce que disent de Dieu ceux qui prétendent le connaître, je ne parle de poésie qu’avec humilité, ma voix étant l’ombre — et l'effigie — d’une plus grande voix : un poème est une avant-dernière voix, avant la poésie. Si je savais ce qu’est la poésie, je ne tenterais pas d’écrire des poèmes. Il n’y a que peu de choses, quand on y songe, qui méritent la majuscule qu’on octroie à Dieu : l’Amour, la Poésie… Quant au reste…
J. de R. -. Avec l’esprit de l’escalier : Pourquoi conserver la majuscule en début de vos vers ? N’est-ce pas un archaïsme ?
F. T. -. Sans doute, et je connais bien sûr les poèmes des poètes qui se sont débarrassés de cette majuscule inaugurale pour chaque vers, à l’imitation (car je crois que c’est lui qui le premier créa cet effet) du merveilleux poème « Mémoire » de Rimbaud, dont les seules majuscules sont destinées au premier mot d’une phrase, et non plus du vers. J’ai dit que c’était un effet, c’est bien sûr davantage que cela, notamment un recommencement subtil en début de vers, et non plus une triomphale ou fatale inauguration, mais c’est un effet malgré tout : cela n’ajoute que peu de choses à la fin, et en tous cas rien au rythme ni au chant, et cela présente également le désavantage d’être peu lisible dans un livre imprimé, de ne pas assez signaler le vers, visuellement, pour peu que le vers soit long, et se métamorphose sur la page en un peu clair "entre-deux" de prose et de poésie, ou bien en versets. Commencer le vers par une majuscule est une convention que j’aime, que je m’approprie en la respectant, et que je comprends "esthétiquement" ; c’est encore et toujours un effet, certes, mais sanctionné par une belle et rêveuse tradition, et pleinement justifié par sa beauté bizarre…
(à suivre.)
10:49 Écrit par Frédéric Tison dans Entretiens | Tags : frédéric tison, jean de rancé, entretien, poésie, poème | Lien permanent | Commentaires (2) | Facebook |
mercredi, 02 octobre 2013
Entretiens avec Jean de Rancé — Sur la poésie (suite)
Jean de Rancé. -. Frédéric Tison, vous publiez ces jours-ci Les Effigies, aux Éditions Librairie Galerie-Racine.
Frédéric Tison. -. Oui, et j’en profite pour signaler à nos internautes qu’une séance de dédicaces aura lieu, au 23, rue Racine à Paris (métro Odéon), de cinq heures et demie à huit heures du soir, le mardi 8 octobre 2013.
J. de R. -. Nous avions annoncé, dans la première partie de nos entretiens sur la poésie, la parution prochaine de cette deuxième partie, et nous voilà en retard de très nombreux mois…
F. T. -. Voyons, cher Jean de Rancé, par rapport à quoi serions-nous en retard ? Nous n’avons pas à décréter pour nous-mêmes qu’un "prochainement" doive s’accomplir dans la précipitation et la vitesse, comme toute la prétendue "actualité" frénétique de l’information officielle le proclame et l’impose partout… Soyons donc inactuels, en déclinant le mot : être parfaitement inactuels pour trouver et retrouver le réel – c’est-à-dire le Passé – c’est-à-dire le Présent – et ainsi tenter d’être véritablement actuels dans le Temps… de véritables contemporains, en somme.
J. de R. -. C’est que Les Ailes basses ont bientôt trois ans…
F. T. -. Mon Dieu ! C’est une éternité voulez-vous dire, quand l’"actualité" contemporaine oublie ce qu’il s’est passé une semaine auparavant… Permettez-moi de vous dire que ce point de vue me semble bien aveugle.
J. de R. -. Oui, je me laisse sans doute influencer par la pensée oublieuse de nos "décrypteurs de l’actualité "...
F. T. -. C’est vous qui le dites, cher ami.
J. de R. -. Il me semble que nous sommes restés naguère à des généralités. Ainsi, peut-être, avant de poursuivre, serait-il utile, notamment à propos de vos Ailes basses, ce livre ayant été à l’origine de notre rencontre, que vous nous parliez un peu de vous ?
F. T. -. … Je ne crois nullement à l’intérêt que revêtent les propos d’un auteur sur lui-même : tout ce que je pourrais vous en dire ne serait que l’écume, ou la surface, un miroir inévitablement déformé, sans même qu’intervienne la volonté de tromper. Cela dit, et cela peut paraître contradictoire, je pense que dans tout auteur sommeille un "autobiographe" : il clairsème ses épisodes plus ou moins secrètement dans ses écrits. Je ne m’étendrai donc pas sur les événements personnels de ma vie, mais sur les circonstances qui ont présidé à la publication du livre Les Ailes basses, en décembre 2010. Car s’il m’est arrivé mille et une choses, ce que j’ai vraiment à en dire se trouve dans mes petits livres, et nulle part ailleurs. Je comprendrai alors votre question selon cet angle : celui de savoir d’où parle l’auteur. Quant à la genèse de cette publication, qui sait si quelques éléments ne seront pas utiles à quelque auteur ?
Tout d’abord, je dois préciser que je ne fais partie d’aucun cénacle, et que j’ai toujours été profondément seul face au "monde de l’édition". Mes proches, qui m’ont cependant toujours encouragé, ou du moins ne m’ont pas découragé, ne font ni de près ni de loin partie de ce petit monde, et personne ne m’a jamais "poussé" vers lui. D’autre part, je n’ai pas connu avant longtemps de personnages influents. J’ai grandi dans le monde réel, c’est-à-dire celui où quelqu’un qui souhaite écrire se construit seul, contre, et malgré tout. Car le monde contemporain, voyez-vous, est fait de telle sorte qu’on ne puisse pas écrire un poème.
J. de R. -. Qu’entendez-vous par là ?
F. T. -. J’ai écrit un jour un petit "aphorisme", si vous me permettez de le nommer ainsi, et si vous m’autorisez à le citer, selon lequel « La vie moderne est d’interrompre sans cesse la lecture – des livres, des choses et des êtres aimés » (c'est une "minuscule" du Clair du temps I). Tout est là, je crois : ce n’est pas tant de précipitation que nous sommes victimes que de morcèlement, lequel, certes, est l’une des conséquences de cette vitesse excessive des choses, mais de cette dernière il reste encore possible de se mettre à l’abri, en éteignant la radio et en renonçant à certains rendez-vous, par exemple. Ce morcèlement mortifère, ennemi de toute méditation, interdit la lecture vraiment suivie d’un livre, l’écoute complète d’une symphonie, ne parlons même pas d’un opéra, en un seul jour, si nous ne luttons pas de toutes nos pauvres forces contre lui. Borges disait que l’invention du miroir avait été pour l’homme une abomination ; j’ajouterai que non moins abominable fut l’invention, au XIVe siècle, de l’horloge telle que nous la connaissons, de la montre, de ces objets qui, non contents de nous rappeler, comme dans le poème de Baudelaire, notre mort prochaine à chaque instant, segmentent nos vies et n’en font que la succession de moments décousus, inaptes à l’écoute de la beauté ; l’horloge parlante, cette voix d’outre-tombe, les horloges urbaines, nos téléphones portables (qui se substituent désormais aux montres), sont d’impitoyables dictateurs, tueurs de la paresse, du temps vide, de la vacance, ce sont les assassins des temps morts, comme le jargon du sport le dit bellement. La composition d’écrits, puis celle d’un livre, souffrent également de ce morcèlement. Pour ne prendre qu’un exemple, je crois que l’aspect fragmentaire de l’œuvre de Mallarmé, au lieu d’avoir pour seule origine une esthétique du fragment, ce que sait certes être, naturellement, la poésie, cet aspect fragmentaire, disais-je, est dû aux conditions de son existence, lesquelles annonçaient les nôtres.
J. de R. – Notre époque est-elle si particulièrement mortifère ?
F. T. -. Pour ses raisons propres, oui, assurément. Mais il faut regarder autour de soi : voyez ces contempteurs qui passent leur temps à se lamenter, sans rien créer, sans rien partager surtout ; on a envie de leur dire : « Mais enfin, créez ! C'est à votre tour ! », « Regardez autour de vous ! » J’ai déjà parlé de cet archipel de solitudes qui nous fait défaut. Combien pleurent un Jadis idéalisé où la poésie avait droit de cité, était lue, commentée, aimée, alors qu’ils ne s’intéressent même pas à ceux qu’il serait si facile de rencontrer aujourd’hui, dont les livres ou les œuvres sont disponibles ? D’autre part, la beauté n’est certes plus adoubée par le pouvoir, et alors ? C’est ainsi. Il y a beaucoup trop d’artistes et d’esthètes qui meurent de la mort de l’art, une mort qui eût été repoussée encore, avec la pierre qu’ils eussent pu apporter à l’édifice, s’ils avaient su, cette pierre, la polir et l’élever. Philippe Muray avait certes un regard souvent pertinent sur notre temps. Mais lorsqu’il prétend constater la fin de la poésie, comme Richard Millet d’ailleurs, il dévoile surtout, en ce domaine, son manque de curiosité.
J. de R. -. Pourquoi avoir choisi la poésie comme mode d’expression ?
F. T. -. Je ne saurais le dire. La poésie fut tout d’abord ce que j’ai aimé, ce que j’ai commencé d’aimer sans rien y comprendre, ou presque… Je n’ai rien « choisi », ou plutôt j’ai élu ce que j’aimais.
J. de R. -. Pourriez-vous dès lors retracer l’histoire de l’écriture et de la publication de vos livres ?
F. T. -. Écrire est une aventure toute personnelle ; on écrit pour s’éclairer de l’intérieur, si j’ose dire. J’ai d’abord été un lecteur admiratif. Ce sont les contes et les récits d’aventure qui m’ont d’abord retenu, comme tous les enfants. Je me souviens que je dévorais, enfant, les contes de fées, et les romans d’Alexandre Dumas (les Trois Mousquetaires furent mon premier livre de chevet), puis, adolescent, les romans policiers d’Agatha Christie et ceux de Patricia Highsmith, au point qu’à douze ans, j’écrivis un petit "roman policier", que j’ai toujours dans mes papiers et qui est amusant, avec tous ses défauts. Un peu plus tard je lus des livres de poèmes, et je me rappelle mon professeur de français, en troisième, qui nous fit étudier « L’Horloge » de Baudelaire en nous disant que le livre entier n’était pas, selon elle, destiné à des adolescents ; bien entendu, je me précipitai sur Les Fleurs du mal dans la bibliothèque de mon collège. Je n’y compris, évidemment, pas grand-chose tout de suite, mais il est certain que quelque chose "s’ouvrit" alors. Ces mots, ces vers étaient comme un paysage que je voyais pour la première fois, et quelqu’un, véritablement quelqu’un parlait, douloureusement, passionnément, ironiquement aussi. Je trouvais cela magnifique, même si je me doutais bien que je n’y avais pas totalement accès. J’éprouve d’ailleurs cette impression devant une œuvre que je découvre, encore aujourd’hui.
Si j’écris "sérieusement" depuis l’âge de dix-huit ans, passé l’âge des (mauvaises !) imitations lamartiniennes et baudelairiennes, je n’ai publié qu’à l’âge de trente-trois ans, en 2005, un premier livre, et j’ai publié Les Ailes basses, le deuxième, à l’âge de trente-huit ans. Il ne s’agit pas du tout d’un choix délibéré, car j’ai essayé sans succès de publier, dès mes vingt-deux ans, mes livres de poèmes, en les envoyant à des éditeurs et en participant même à des concours de poésie. Tout cela fut vain, je me heurtais durant de nombreuses années à une parfaite indifférence, qui allait de la banale réponse laconique (comme la fameuse « Votre livre n’entre pas dans l’esprit de notre maison » et autres implicites « Allez voir ailleurs si j’y suis »…) au non moins commun silence le plus méprisant. Tous les auteurs sans relations connaissent cela – avec le recul, je puis dire que c’est très instructif. Quant aux concours, je cessai rapidement d’y participer en découvrant les livres des lauréats, qui me semblèrent, le plus souvent, d’une telle médiocrité que je compris vite que j’avais affaire, la plupart du temps, non pas à des "découvreurs" sincères mais à des systèmes de cooptation où les manuscrits envoyés n’étaient pas vraiment lus, où les personnes comptaient davantage que l’écrit – ce qui est aussi le cas dans l’édition, naturellement, quoique dans une part moindre. Non que je crusse à l’excellence de mes écrits, prenant la pose du poète maudit dont les écrits auraient été injustement rejetés : mais me mit la puce à l’oreille le fait que jamais un dialogue ne se nouait ; j’envoyai tout de même des livres, des poèmes, c’est-à-dire, oui, un peu de mon cœur, comme le mouchoir imprégné de trois gouttes de sang que la Reine confie à sa fille qui s’en va épouser un Prince lointain, dans La Gardeuse d’oies des frères Grimm : cela m’a toujours semblé mériter une réponse digne de ce nom, même négative – peu importe. Que l’on soit éditeur et que l’on puisse ignorer ce que coûte, ni surtout ce que signifie l’écriture d’un livre au point de ne même pas répondre personnellement à son auteur me semble inconséquent. Et ce, même si l’on reçoit des centaines de manuscrits. De 1997, après avoir achevé mes études, quand je commençai d’exercer mon métier de bibliothécaire scolaire (dénommé "professeur documentaliste"), à 2002, je renonçai à toute démarche éditoriale. En 2003 je me lançai de nouveau, avec mes Histoires amnésiques, qui dataient d’une dizaine d’années, avec un livre de poèmes encore, pour essuyer de nouvelles déconvenues… Cette fois j’étais en contact avec des personnes influentes, mais qui s’intéressaient davantage aux attraits physiques d’un auteur qu’à ses œuvres… Le malentendu ne pouvait qu’être total, et j’ai même goûté, à cette occasion, pour la première fois, à l’expérience, fort instructive, de la calomnie ; et j’ai vu de près la réelle méchanceté, la pure malveillance de certains artistes et écrivains qui, par ailleurs, prennent la pose de l’affabilité et prétendent, de surcroît, donner des leçons de courtoisie !
Parallèlement, depuis 1995, je confectionnais de petits livres artisanaux, à deux, trois, quatre exemplaires, que je destinais à mes proches et à quelques amis, j’y reviendrai. À la fin de l’année 2004, ma mère fit lire mon dernier manuscrit à l’une de ses collègues, qui se révéla l’épouse d’un petit éditeur et qui le lui fit lire à son tour, et cet éditeur se déclara séduit : il publia mon livre, Anuho (Les Quatre Livres), en décembre 2005, à deux cents cinquante exemplaires ; j’étais bien entendu ravi, mais ce fut un échec, il n’y eut aucune véritable distribution. Je ne sais même pas aujourd’hui où sont les exemplaires qui n’ont certainement pas tous été vendus… Je n’en fus cependant pas trop affligé ; cet échec m’avait malgré tout redonné l’envie de publier, car j’en avais effleuré la possible joie, et la seule raison d’être : celle de partager et, peut-être, de trouver des complices. Il va sans dire en effet qu’ayant tiré un trait sur toute possibilité de "carrière dans les lettres", et n’ayant d'ailleurs jamais prétendu en tirer un quelconque bénéfice pécuniaire, je redécouvris ce que je n’aurais jamais dû perdre de vue : proposer ce qu’on a écrit pour rien, dans la simplicité de ce geste pour lui-même, à qui le veut…
Je connaissais un certain nombre de revues de poésie que j’estimais exigeantes. J’envoyai ça et là une suite de poèmes. Quelques revues m’envoyèrent une courte lettre de refus stéréotypée, avec une signature manuscrite photocopiée – d’autres ne me répondirent même pas ; j’avais désormais l’habitude. Mais quelque temps après, je reçus une lettre, une vraie réponse devrais-je dire, pour une fois, d’une bienveillance, d’une intelligence, d’une curiosité telles que je n’en crus pas mes yeux : elle émanait des Hommes sans Épaules, la revue éditée par les Éditions Librairie-Galerie Racine dirigées par le poète et éditeur Alain Breton, et était signée par Paul Farellier, un poète dont j’avais découvert et aimé les poèmes publiés par cette même revue. Cette fois, oui, il y avait quelqu’un. Quelqu’un qui n’était pas de mes amis alors, quelqu’un qui ne me connaissait pas, qui n’avait fait "que" lire, mais lire vraiment (c’est-à-dire qui avait fait son travail) mes textes éperdument envoyés. Quelqu’un qui ne se souciait pas de savoir de qui j’étais le descendant, le cousin ou la connaissance, ni si j’étais jeune, vieux, beau, laid, rouge ou bleu, gentil ou méchant. Quelqu’un, donc, qui avait lu. Quelqu’un dont je devais ensuite, l’ayant rencontré, reconnaître, outre l’amour fervent de la poésie, l’élégance, la droiture et le désintéressement. Que je doive tout, ou presque, à Paul Farellier dans mon accession à une vraie publication, est une vérité dont je suis d’autant plus fier qu’elle est le fait d’un homme admirable…
Ma suite de poèmes (« Adonis ou La Bibliothèque recommencée ») parut dans un numéro de la revue, en juillet 2007. Encouragé toujours par Paul Farellier, qui m’enjoignait de proposer aux Éditions Librairie-Galerie Racine un livre entier, je soumis au comité de lecture, par la Poste encore, Les Ailes basses, un livre achevé au début de l’année 2009, qui fut accepté immédiatement après lecture par Alain Breton, et qui fut publié en décembre 2010. Le livre Les Effigies s’inscrit dans cette continuité.
Assez parlé de mon expérience, que je n’ai évoquée que par égard pour ceux qui comme moi n’ont pas connu la chance d’être "du milieu", une chance relative... Je leur suis fraternel – et je suis la preuve vivante qu’il reste tout de même possible d’accéder, solitaire, inconnu, "anonyme" (comme disent certains journalistes en parlant des personnes qu’ils interrogent et ne sont pas connues, alors qu’elles possèdent un nom, comme les gens célèbres, mais oui), à la publication ; il est deux choses à prendre en compte, outre la patience et le silence des anges : la préalable publication dans une revue, puis le soutien d’un auteur qui vous distingue auprès d’un éditeur en lui montrant du doigt votre livre. Les autres auteurs – la majorité des auteurs publiés en fait – ne comprendront jamais, jamais cela. Je tire de cette connaissance non pas quelque sotte vanité, mais une belle fierté que d’aucuns auront beau jeu de me reprocher, sans rien savoir.
J. de R. -. En consultant votre bibliographie, sur votre blogue, j’ai pu constater que Anuho, votre premier livre édité par un éditeur (à compte d'éditeur, je veux dire), Les Ailes basses et Les Effigies sont la suite d’une longue série de livres auto-publiés. Vous les avez édités vous-même en 2008, puis 2009, alors que le premier date de 1992-1994, et le dernier de 2003 (Je mets à part les éditions, par vos soins, de « textes rares et commentés » dont nous pourrons reparler). Pourquoi des auto-publications si tardives ?
F. T. -. « Longue série », n’exagérons rien… S’il s’agit en effet d’une dizaine de livres, ce sont des livres courts, d’une quarantaine de pages en moyenne ; j’aime beaucoup les plaquettes, et en effet ces livres ou petits livres sont des petits mondes à eux seuls.
J. de R. -. Quelle différence faites-vous entre « livres » et « petits livres », comme vous dites ?
F. T. -. Mes « petits livres » sont non seulement petits par leur taille, par leur longueur, par leur brièveté, mais ils ne consistent pas en un monde "clos" ; ce ne sont pas des jardins, au sens biblique ou médiéval, clos de murs, solitaires, au haut du donjon d’un château ou telles des oasis dans les déserts, mais des fragments de jardins ; mes « livres », eux, sont ces jardins, dont la clôture n’est pas étroitesse, mais ouverture circonscrite sur le ciel.
Des publications tardives, disiez-vous. Eh bien, ces livres existaient, et j’ai eu la prétention de leur ouvrir les ailes autrement. En découvrant les possibilités nouvelles offertes par l’Internet, à savoir des imprimeurs en ligne, tel que Lulu, j’eus l’idée – ou plutôt me l’insuffla mon grand ami Norbert Crochet qui me précéda dans ces démarches, en éditant et publiant ses propres romans et nouvelles ainsi que des éditions de textes méconnus du XVIIIe siècle français – d’éditer mes textes qui dormaient dans des tiroirs, comme on dit, depuis des années… Je le faisais déjà, mais artisanalement, comme je le disais, depuis des années, en des assemblages de feuilles un peu trop volantes imprimées chez moi, en trois ou quatre exemplaires que j’offrais… Lulu offre des possibilités bien plus intéressantes.
Ce ne fut pas du tout exclusivement la démarche d’un auteur refusé par les éditeurs : bien entendu, j’eusse préféré que ces textes connussent une autre édition ; mais je ne confiais pas seulement à l’imprimeur que je payais des textes refusés. Quelle liberté, voyez-vous, que de s’auto-éditer ! La qualité formelle des livres ainsi fabriqués n’a, d’ailleurs, rien à envier à celle des éditeurs consacrés ; le seul problème, évidemment, demeure celui de la diffusion... Mais avoir auto-publié ces livres m’a permis de passer à autre chose, de revenir à des considérations plus importantes également, et d’exploiter cet outil fort divers qu’est l’Internet ; c’était d’ailleurs le temps où je commençais de considérer l’expérience d’un blogue tout à fait "sérieusement", c’est-à-dire de le compter au nombre de mes "publications". Ce n’est évidemment qu’en annexe de ce qu’il contient que je signale la parution de mes livres – le médium le permettant aisément.
J’ai, à ce propos, un peu hésité à faire de "l’auto-promotion" sur mon blogue, ici-même. Mais il fallait aller jusqu’au bout. Ne pas signaler mon livre à tout voyageur de passage eût été cette vanité invisible qu’on affuble souvent du beau nom, ici usurpé, de retenue – et qui ne sied qu’aux princes protégés. Il est trop facile de répéter la parole de Baudelaire selon laquelle l’art serait Prostitution, et s’en aller avec l’air las, et entendu, de celui qui prétend avoir tout éprouvé…
Je sais bien que l’indifférence est maîtresse aujourd’hui comme toujours, ou plutôt je sais bien que l’intérêt s’émousse désormais en trois jours et se disperse avec le vent du temps – et qu’il n’est partout qu’inconstance. Dès lors celui qui s’arrêtera devant mon livre n’aura fait que répondre à une invitation.
J. de R. -. Que pensez-vous, à ce propos, des réseaux dits "sociaux" pour diffuser votre œuvre ?
F. T. -. Il suffit d’avoir un peu pratiqué Facebook pour se rendre compte que tout cela est une vaste plaisanterie : les échanges n’y sont jamais que brefs, inconsistants, volatils, et la plupart des personnes qui vous demandent en "ami", comme on dit, ne commentent jamais vos publications, mais au contraire vous abreuvent de liens hypertextes dérisoires ou de leurs commentaires grossièrement intimes sur des pages de personnes qui vous sont parfaitement inconnues. Les seuls échanges dignes de ce nom ont lieu avec des personnes que vous connaissez déjà, dans "la vie réelle" ; et je ne vois guère l’intérêt à ce qu’ils s’étalent ainsi aux yeux de tous. Pour élargir la problématique à l’Internet tout entier, je dirais que le leurre de la "Communication" ne peut pas ne pas trouver là sa meilleure preuve : chacun n’écoute au fond que soi, et ne parle que de soi, en espérant capter une attention fragile, vagabonde, instable, complètement soumise aux aléas du monde moderne, lesquels se nomment vitesse, indifférence et "zapping". Quand j’ai créé mon premier blogue, en mai 2008, je ne l’ai pas envisagé comme un lieu de rencontres possibles, mais comme un livre virtuel, comme une "œuvre" ; les commentaires "postés" ici et là me faisaient plaisir comme font plaisir à un auteur les lettres de ses lecteurs (… ou devraient le faire, car je connais, ou j’en ai entendu parler, des auteurs qui ne répondent pas à leurs lecteurs, ce qui me semble le comble de la grossièreté). Mais il ne me semblait pas que mon blogue fût un lieu d’échange, ou bien cet échange supposait au préalable que je connusse l’auteur du commentaire : à quoi bon dialoguer avec un être au pseudonyme souvent ridicule, ou que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam ? J’ai cependant connu deux personnes grâce à cet outil, avec lesquelles j’ai plaisir à m’entretenir virtuellement. Vous me direz peut-être que c’est peu, mais selon moi c’est immense, car il s’agit là de personnes tout à fait admirables. Je les salue ici au passage. C’est moi qui ai contacté la première, et même si nous n’avons encore jamais eu l’occasion de nous rencontrer, nos échanges épistolaires sont désormais riches de plusieurs années, et suffisamment féconds pour que je puisse parler d’estime et d’intérêt réciproques. L’autre personne (c’est à dessein que je reste vague, bien entendu) s’est manifestée à moi à la suite d’un article mien qui lui avait plu, et nous nous sommes vite aperçus que nous avions des goûts et des intérêts communs ; nous nous sommes rencontrés physiquement, et je dois dire que je suis reconnaissant à l’Internet d’avoir permis, dans ce cas, cette rencontre qui sans cet outil n’aurait sans doute jamais eu lieu. Quant au reste… Je préfère des lecteurs silencieux (ou qui m’écrivent en privé) et des commentateurs amicaux, sur mon blogue, à des personnes qui, ayant entendu parler de moi, ne prennent contact avec moi que dans le but d’étoffer leur nombre de connaissances virtuelles. Et par-dessus tout, je préfère parler avec quelqu’un autour d’une tasse de café que devant mon ordinateur, que devant l’eau froide par l’ennui dans son écran gelée... (Ô Hérodiade !)
J. de R. -. Revenons, si vous le voulez bien, à la poésie. Nous avons évoqué "la poésie" d’une manière, me semble-t-il, assez vague, de nature tout du moins à entretenir la confusion qui règne souvent à son propos. J’aimerais revenir sur ce point que vous avez esquissé, dans la mesure où votre position peut sembler ambiguë : vous placez très haut la poésie, mais parfois vous ne semblez pas parler tout à fait d’elle, je veux dire dans son acception purement littéraire. La poésie dont vous parlez ne pourrait désigner que l’acception très large, et certes honorable, du mot : vous évoquiez vous-même la poésie d’un paysage : votre coquelicot, que vous donnez comme définition de la poésie, et dont vous disiez qu’il était « au bord des chemins, en leurs marges, sauvage… », ne demandant que « l’œil amoureux…, dans l’ornière », pourrait sembler en faire partie, et s’y réduire. Or, si beaucoup de monde en effet peut être sensible à cette poésie-là, c’est parce qu’elle reste vague et n’engage à rien. Elle n’est pas non plus suffisante pour créer un texte littéraire, ni n’est en mesure de le faire apprécier… La poésie, elle, n’est pas aimée de tous, ou plutôt n’est pas fréquentée par tous dans son acception exigeante. Comment dès lors dégager la poésie des considérations vagues qui la noient ?
F. T. -. Mon pauvre coquelicot en prend pour son grade : mais je n’ai pas dit qu’il était la définition de la poésie, j’ai dit qu’il en était l’image, c’est-à-dire le pressentiment, le contour, ou même, en quelque sorte, l’avenir...
Ce que vous me dites me fait songer à la phrase de Paul Valéry selon laquelle – je cite de mémoire, mais je crois justement – « la plupart des gens se font de la poésie une idée si vague qu’ils prennent ce vague pour l’idée même de la poésie »… C’est évidemment ce que l’on observe souvent ; je remarquerai cependant que cette idée vague peut permettre, malgré sa naïveté, une introduction à la poésie elle-même – qu’elle lui est a priori favorable. C’est quand elle se substitue à la poésie qu’elle est néfaste. Sinon, ce sens vague de "poésie d’un paysage" ne me gêne pas ; il rejoint l’idée de la beauté, qui est indéfinissable et pourtant tangible, lorsque, luttant contre les champions relativistes pour lesquels il n’y a pas de Beau "en soi", nous savons – "je" sais – très bien que ce n’est pas vrai, qu’il y a de la beauté dans ce jardin, et qu’il n’y en a pas dans ce square de béton au milieu des tristes barres de banlieues – qu’il y en a davantage dans un tableau de Hans Memling ou Eugène Delacroix que dans les "tags" immondes et dégoulinants de laideur qui fleurissent désormais même dans Paris et que pourtant nos ministres de la Culture érigent sottement en œuvres d’art. Je n’ignore pas du tout ce que cette proposition a de contestable "philosophiquement", et qu’elle s’oppose à l’adage qui m’horripile sur "les goûts et les couleurs", mais mon œil et mon cœur s’en moquent éperdument. Aimer, en ce sens, c’est choisir, c’est élire, c’est être injuste et partial consciemment…
J’effectue cette distinction au sein même de l’art digne de ce nom : par exemple, les toiles pleines d’angles sales et pointus de Bernard Buffet représentent le paradigme de mes détestations en matière d’art : je n’ai que rarement vu quelque chose d’aussi laid, d’aussi inutilement laid, plus laid même que certaines choses laides du monde, ce qui est peu dire ; la peinture de Bernard Buffet est une véritable horreur pour moi ; et c’est tant mieux. Je goûte également très peu l’œuvre de Picasso, pour d’autres raisons. Cela ne veut pas dire que je leur refuse sottement le statut d’œuvres d’art…
Aussi bien je suis très attaché à la hiérarchie des choses. Aimer, c’est élire, c’est distinguer, c’est séparer, ce n’est jamais égaliser, aplatir, c’est mettre en haut et en bas, et au milieu. Dire de quelque chose que cela est supérieur ne signifie pas un mépris pour ce qui lui est inférieur, mais une simple reconnaissance. J’aime passionnément le groupe musical anglais And Also The Trees, mais il ne me viendrait jamais à l’idée de dire que ses belles chansons sont égales à la musique, celle qui va de Guillaume de Machaut, mettons, à Sibelius, Ravel ou Dutilleux. Il y a certes toujours des passerelles, les degrés de l’échelle sont parfois mouvants, et par exemple les textes des chansons écrits par Simon Huw Jones, le chanteur d’And Also The Trees, sont souvent de véritables poèmes de langue anglaise, mais il n’y a rien de plus néfaste à l’art et à la "culture" que de tout aplatir au nom d’une prétendue tolérance. À ce titre, même si l’exemple me sera reproché comme caricatural, si nous refusons la hiérarchie, la chanson la plus inepte du monde, par exemple La Danse des canards, sera l’égale de l’aria What Power Art Thou (la fameuse Cold Song) de Purcell ou de La Mort d’Isolde de Wagner. Mais cet exemple est-il si ridicule, quand nous ouvrons la radio et que nous entendons parler de tel chanteur de variétés comme d’un compositeur ?
Mais revenons à "la poésie". Qu’est-ce donc que la poésie ?... Aussi bien je n’en ai qu’une idée personnelle, selon mes propres essais bien sûr, mais selon, surtout, et d’abord, ce que j’en ai lu. La définir me semble surhumain. La Poésie me semble une très longue trame à travers le langage, une lame de fond pourrais-je dire, dont les poètes, à travers le temps, ont tenté de dénouer le fil, de transcrire le flux, à travers les outils dont leurs époques leur ont fourni l’usage. C’est une sorte de flambeau, celui que se passent les athlètes d’une épreuve de course. Il faut nécessairement distinguer le langage, l’assemblage de mots sur une page – mais ce n’est pas suffisant. Et cette insuffisance n’adoube pas, bien entendu, l’acception vague de "poésie d’un paysage". Mais s’il est question de langage, c’est que le "drame", au sens d’action, de la poésie, s’y joue.
On a pu dire que le Poète avait pris conscience, dans les temps modernes, que la Muse était le Langage lui-même, et non plus quelque Déité. Mais c’est faire trop de cas de la conscience moderne, comme si elle était supérieure à l’antique ou plus lucide que celle de l’âge classique, comme si le premier poète n’avait pas également réfléchi, et intensément, au langage dont il disposait !
À toutes les "définitions" de la poésie, je préfère la réponse de Mallarmé au critique littéraire Léo d’Orfer qui lui posait presque la même question, réponse que, pour nos Lecteurs, vous me permettrez de citer in extenso, tant la brève lettre, datée du 27 juin 1884, est belle :
Mon cher Monsieur d’Orfer,
C’est un coup de poing, dont on a la vue, un instant, éblouie ! que votre injonction brusque –
« Définissez la Poésie »
Je balbutie, meurtri :
« La Poésie est l’expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence : elle doue ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle ».
Au revoir ; mais faites-moi des excuses.
Stéphane Mallarmé.
La "définition" proposée par Mallarmé supporterait des développements infinis, mais j’en retiendrai, pour le moment, ce qui l’encadre : « Je balbutie, meurtri » et « mais faites-moi des excuses » ; au-delà de l’afféterie apparente, et de cette délicieuse et unique préciosité mallarméenne, une parole essentielle est prononcée. À l’instar – profane ! – du tétragramme hébraïque YHWH, qui permet de désigner Dieu sans le nommer à la fin, Mallarmé met à distance la définition possible de la poésie en l’articulant avec précaution, en la balbutiant, en ouvrant de délicats guillemets ; la phrase qu’il propose a beau être étincelante, et infinie dans ses suggestions, elle n’en est pas moins, malgré son autorité, une indication, un avenir – cette fameuse « tâche spirituelle » (et qu’est-ce, d’ailleurs, qu’une « tâche spirituelle » selon Mallarmé ? Nous y reviendrons peut-être…).
Cela dit, je ne me déroberai pas à votre question en me parant des mots d’autrui : pour moi, la poésie serait le visage conféré aux mots, au langage – créer un visage aux mots, au langage tout entier serait ce qui lui incombe, en quelque sorte. En ce sens, la poésie serait le visage du langage, son plus beau, son plus juste visage, les traits de ce visage aussi bien, dont le Talmud dit qu’avec l’âme, c’est ce que Dieu, à la mort d’un homme, reprend de sa créature… Et ce langage, le langage humain, a-t-il sans doute contribué à façonner le visage humain ; aussi bien c’est une quête à travers les images du monde.
J. de R. -. N’est-ce pas là une définition de la poésie ?
F. T. -. Oh non… Tout ce qui parle de la poésie est en dessous d’elle, le pire étant, avec le jargon universitaire qui la noie sous des considérations formalistes, la "prose (faussement) poétique" critique qui s’efforce de la cerner en l’analysant. On ne peut que tâtonner autour de la poésie, indiquer des pistes, frayer quelques ronces. Peut-être ne pouvons-nous pas parler de la poésie – mais nous pouvons parler tout près d’elle, auprès d’elle. On parle souvent d’un tableau qui, à force de regards, et comme en récompense, en don de soi, « se lève », selon l’expression des frères Goncourt. Un poème, un beau poème aussi se lève. Celui qui parle de poésie ne peut que l’évoquer – et la traquer…
(à suivre.)
14:26 Écrit par Frédéric Tison dans Entretiens | Tags : frédéric tison, jean de rancé, entretiens, poésie | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook |
mercredi, 25 septembre 2013
Dialogue entre l’article de blogue et l’internaute
L’INTERNAUTE
Encore un article de blogue ! Et que dit celui-ci ?
L’ARTICLE DE BLOGUE
INTERNAUTE, je vous annonce un Livre de poésie, qui paraît ces jours-ci.
L’INTERNAUTE
Un livre de poésie ! Ça ne m’intéresse guère. Qui lit encore de la poésie ? Il n’y a que trop de livres de ce genre, et d'ailleurs beaucoup prétendent que la poésie française est morte. Les rayonnages des librairies croulent sous le poids des invendus !
L’ARTICLE
Tout doux, je vous prie ! Ce livre est tout à fait inattendu, et il est singulier.
L’INTERNAUTE
Voyons donc ! Tous les auteurs disent cela de leurs livres, on les connaît.
L’ARTICLE
Certes, mais l’auteur n’est pas comme les autres auteurs.
L’INTERNAUTE
Allons ! Encore un poète maudit, je suppose. On les connaît aussi, surtout ceux d’aujourd’hui.
L’ARTICLE
Il n’est question de malédiction ni de rébellion.
L’INTERNAUTE
L’auteur a-t-il un beau et jeune visage à mettre sur la couverture de son livre, et son nom en immenses lettres capitales à étaler sur un bandereau comme s’il était connu, voire célèbre auprès de gens qui ne le sont pas ?
L’ARTICLE
Pas du tout !
L’INTERNAUTE
Est-il un « fils de », est-il coopté, a-t-il un Mécène, bénéficie-t-il de relations influentes ?
L’ARTICLE
Certes pas !
L’INTERNAUTE
Fait-il partie d’une Académie, d’un Club, d’une école, d’un cercle, d’un cénacle ?
L’ARTICLE
Encore moins !
L’INTERNAUTE
A-t-il séjourné à la Villa Médicis, fut-il pensionnaire d’un Centre culturel, lui a-t-on commandé ce livre ?
L’ARTICLE
Mais non !
L’INTERNAUTE
A-t-il bénéficié d’une Bourse, a-t-il jamais gagné un Prix ?
L’ARTICLE
Pas le moins du monde, las !
L’INTERNAUTE
Est-il passé à la télévision ? L’a-t-on une fois entendu à la radio ? Les journaux ont-ils parlé de lui ? "Fait-il" parfois "le buzz" sur l'Internet ?
L’ARTICLE
Jamais de la vie !
L’INTERNAUTE
Mais alors, comment l’auteur a-t-il fait pour publier ce livre ?
L’ARTICLE
Il a fait comme pour ses deux premiers livres publiés : il a envoyé son manuscrit à un éditeur digne de ce nom qui a souhaité publier un livre car le texte lui avait plu.
L’INTERNAUTE
Quelle est cette étonnante maison d’édition ?
L’ARTICLE
La Librairie-Galerie Racine, sise à Paris, dirigée par Alain Breton.
L’INTERNAUTE
Quel est le nom de cet auteur étrange ?
L’ARTICLE
Frédéric Tison.
L’INTERNAUTE
Comment s’intitule ce livre ?
L’ARTICLE
Les Effigies ; « variations sur des ombres et des voix » est son sous-titre.
L’INTERNAUTE
Qu’y trouve-t-on ?
L’ARTICLE
Des poèmes en vers qu’on dit « libres », mais qui ne sont libres que de Boileau ; des émotions et des miroirs ; des ombres, et quelqu’un qui tente de chanter.
L’INTERNAUTE
C’est un peu vague.
L’ARTICLE
C’est moins vague que toute l’idée que notre époque se fait de la poésie.
L’INTERNAUTE
Ainsi donc ce serait la poésie elle-même qui revient dans ce livre ?
L’ARTICLE
Non pas, ce serait sottise et vanité de le prétendre : mais il s'agit d'une tentative de poésie, à travers quelques poèmes.
L’INTERNAUTE
Que de promesses !
L’ARTICLE
Les tenir, n’est-ce pas d’abord tenter de le faire ?
L’INTERNAUTE
Comment puis-je m’en convaincre ?
L’ARTICLE
En vous procurant ce livre. Une séance de signature aura lieu le mardi 8 octobre 2013 à la Librairie-Galerie Racine, au 23, rue Racine, dans le sixième arrondissement de Paris, aux stations de métro Odéon, ou Saint-Michel, de cinq heures et demie à huit heures du soir. Si vous souhaitez acquérir l’ouvrage il vous en coûtera 15 euros. Et l’auteur vous le dédicacera très volontiers. Mais vous pouvez également le commander, à la même adresse, sur papier libre ou en imprimant le document en "format PDF" ci-dessous, pour un euro de plus.
L’INTERNAUTE
J’y passerai peut-être. À bientôt, ou adieu.
*
Invitation - Séance de signature - Frédéric Tison.pdf
*
(Ce « Dialogue » est inspiré d’une affiche intitulée Dialogue entre l’affiche et le passant parue à Paris durant les temps révolutionnaires, et visible dans le catalogue L’Affiche en révolution, Château de Vizille : Musée de la Révolution française, 1998, p. 35.)
16:53 Écrit par Frédéric Tison dans Entretiens, Une petite bibliothèque | Tags : frédéric tison, les effigies, annonce de parution, dialogue | Lien permanent | Commentaires (2) | Facebook |
vendredi, 20 septembre 2013
À propos des livres intitulés "Le Clair du temps" - Entretien avec Jean de Rancé
Jean de Rancé. -. Frédéric Tison, vous publiez une seconde édition du premier volume de votre Clair du temps. Pour quelle raison ?
Frédéric Tison. -. J’avais été assez mal satisfait de la première impression, par les soins de l’imprimeur en ligne Lulu, du Clair du temps I. Oh, j’étais certes content du résultat obtenu pour mes premiers livres faits "de mots", mes livres et petits livres "de jeunesse" que j’eus à cœur d’auto-éditer, ainsi que pour mes petites éditions commentées de textes rares. Mais les livres de photographies, par Lulu, ne sont pas assez à mon goût : l’éventail des maquettes est assez réduit, et la qualité de reproduction ne correspond pas exactement à ce que je désire. Je suis allé trop vite. Aussi me suis-je tourné vers Blurb (quel nom, tout de même !), et le résultat, à mon sens, est infiniment meilleur en ce qui concerne ce type d’ouvrage. Voilà tout.
J. de R. -. Il existe déjà deux volumes de ce genre, par Lulu. Je présume que Le Clair du temps II est en réimpression par les soins de Blurb (oui, en effet...) ?
F. T. -. Absolument.
J. de R. -. Vous n’êtes pas un photographe professionnel. Comment vous est venue l’idée d’élaborer et d’éditer sous votre nom des livres de photographies ?
F. T. -. J’aime la photographie, j’aime le lieu, l’inscription dans le lieu, la terre, le chemin, le visage et la trace, j’aime l’autre géographie que la photographie rêve et autorise. Et la photographie numérique, il faut le dire, est d’une souplesse inédite qui démultiplie merveilleusement les possibilités de cet art dont il faut se souvenir qu’on a contesté le statut. Le cadre photographique crée selon moi un lieu à mi-chemin entre le réel et l’imaginaire, au sens que leur attribuait Victor Segalen. J’accompagne volontiers mes images, lesquelles, vous l’avez justement noté, sont des photographies d’amateur, de petits textes, que j’appelle « minuscules », des fragments, des sortes d’échos, des notes brèves, sensations pensées et écrites, "aphorismes", légendes, phrases, courts paragraphes, à l’instar modeste des "propos de table" antiques et médiévaux, que j'aime tant, traces ajoutées à d’autres traces. Je m’inspire évidemment beaucoup, voire essentiellement, des "cadrages" des peintres que j’aime, des détails de leurs toiles également, que j’aime isoler par mon "regard photographique", qui est celui d’un instant et d’une émotion soulevés. Et puis je pratique, lorsque j’en ai le temps, l’aquarelle et l’encre, en amateur toujours, ce qui me fait comprendre encore d’autres choses. La photographie, je puis le dire, me délasse des mots, de mes milliers de brouillons, de mes carnets de notes, la concentration qu’elle suppose est plus fugitive, non pas moins intuitive, mais plus "légère", isnelle ; il y a toujours de l’air dans une belle image, de l’espace, et il y a en elle, quelquefois, le luxe, le calme et la volupté que les mots rêvent à tâtons, au bout de mille tentatives. La relative facilité de la photographie me séduit, ainsi que sa forme immédiate, et, si forma, en latin, signifie beauté, la Forme est ici plus immédiatement accessible, non seulement à moi, mais à ceux qui regardent mes images ; aussi bien cherché-je à "prolonger" quelque chose, non, je m’exprime mal, à proposer quelque "satellite" à mes livres et mes mots, par la photographie ; ou bien seraient-ce leurs limbes, au sens de marges, de franges, dans leurs ornières... L’image est toujours plus aisée à saisir que le mot, lui qui, lorsqu’il ressort d’une pensée, est toujours difficile, et elle peut être un autre chemin vers lui. Il est évident qu’un livre composé de mots et d’images attirera davantage par les images qu’il contient, ce qui, d’ailleurs, n’est pas infirmer l’image, naturellement : mais son Lecteur sera plus immédiatement attiré par elle, c’est une pente… C’est en l’occurrence pourquoi je comprends les réticences de certains photographes et peintres à parler d’"illustrations" à propos de leurs images : accompagnées de mots, elles sont plutôt des doubles, des miroirs, et non pas des échos, en effet : qui survient à l’origine ? Ou bien mots et images se renverraient mutuellement leurs échos… Mais nous sommes dans une époque où le prestige des images se fait au détriment de celui des mots, c’est ainsi. Je le comprends d’autant moi-même que j’ai un plaisir immense à créer mes propres images à partir de mes regards, lors de mes voyages et de mes promenades.
J. de R. -. Vos « minuscules » ne sont donc pas distinctes de vos photographies ?
F. T. -. Dans mon esprit elles sont inséparables. Mais mon Lecteur peut naturellement les éparpiller, il lui appartient de voyager à son tour, ce qu’il ne manque pas de faire, j’en suis sûr.
J. de R. -. Le Clair du temps présente des photographies très diverses, sans solution chronologique. Quelle est la cohérence interne propre à chaque volume ?
F. T. -. Comme elles sont liées aux mots, les images que je choisis pour chacun des volumes n'obéissent qu'à la logique du souvenir, qui est capricieux. Je retrouve quelquefois dans mes carnets des notes éparses, qui ne m'ont pas servi pour quelque livre, ou qui ne le pouvaient pas, simples impressions, notes uniques et sans développement nécessaire. En les associant à des images, je les "aère", si je puis dire ; elles retrouvent à leur manière leur caractère instantané. Un volume présente vingt photographies et vingt minuscules : le format du livre obtenu est celui d'un album fin, dont l'épaisseur évoque volontiers celle des plaquettes de poésie et des livres d'artiste, que j'aime. Et puis Le Clair du temps accompagne, et accompagnera, désormais, tous mes livres : son intitulé même les rêve, et dit tout ce qu'il faut dire.
Frédéric Tison, Le Clair du temps I (2012), deuxième édition, Blurb, 2013.
(Je recommande le volume à "couverture rigide, jaquette".)
06:40 Écrit par Frédéric Tison dans Entretiens, Sur la photographie, Une petite bibliothèque | Tags : frédéric tison, le clair du temps, minuscules et photographies | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook |
lundi, 16 septembre 2013
Interview with Jean de Rancé : "Une autre ville" at the Orléans Museum of Fine Arts
Ceci est la traduction en anglais, par Danny Rukavina, d'un entretien paru récemment ici-même.
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Jean de Rancé. -. Soon at the Orléans Museum of Fine Arts, an exhibition devoted to Renaud Allirand. Among the works by this artist includes a book, Une autre ville, for which you wrote the text. Frédéric Tison could you tell us about how this book came about ?
Frédéric Tison. -. Actually, Jean de Rancé, it’s not so much a book as a journal. In fact, it’s a collection of poems, 24 pages in large format, illustrated by Renaud Allirand, as a result of a marvellous meeting. The story behind this collaboration originates in a walk that dates to the winter of 2011. I sometimes go with a dear friend to visit contemporary art galleries in the different streets of the Marais in Paris. One day we entered Renaud Allirand’s workshop in rue Debelleyme and I was stunned by the beauty of some gouaches that were displayed in the window. I bought some postcard copies from a discreet young man who was there and whom I didn’t notice immediately. Later, in doing some research on the Internet, I realised that the young man I saw was in fact the artist. A little bit later, I went back and asked Renaud Allirand if I could take some photos of his gallery to post on my blog. He gave me his permission willingly and was very nice about it. I decided to put into writing my impressions about the artist & engraver to go with the photos, which I sent him. He invited me to come and see him again. This time, to expand on what I wrote with the goal of presenting his work in future exhibitions, which I did. And that’s how our friendship began. On his own initiative, he took an interest in my work and a few months later in the autumn of 2012 he asked me about a possible joint venture. I suggested using five unpublished poems I wrote entitled Une autre ville which were to his liking. He gave me a series of drawings in Indian ink and engravings to illustrate the poems. We then put together a mock-up of the work and looked for a publisher. In February 2013 the journal Une autre ville came out. The first thirty copies included an original drawing in Indian ink.
J. de R. -. In a few words, what attracted you in Renaud Allirand’s work ?
F. T. -. I particularly like in Renaud Allirand’s work that indeterminateness found in dreams, a mixture of abstraction and reality. Even if the material of a work is a very important element, one never ‘trips’ on it ; you can look at it and ask yourself : is it a window, a tree, a landscape seen or something imagined from afar, a city in the night, a shadow of a palace, an abandoned port, a shipwreck, a starry sky, or an open book ? Hardly has one decided on a possible interpretation when the image disappears or vanishes in the ‘traces’ of ink in the gouache or the contours of the lines. And then one sees the stain, the stroke, the colour of the tree or window that reveal themselves again. The sheer beauty of the works also resides there in their hard to pin down nature. In terms of the poems of Une autre ville which evoke fallen figures and hover around absence and loss, Renaud Allirand and I felt a harmony to exist between the images and the text.
J. de R. -. Do you have any joint projects in the future ?
F. T. -. Seeing that this first project was well received, I don’t see any reason why it should be the last.
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Une autre ville will be available at the Orléans Museum of Fine Arts bookshop to coincide with Renaud Allirand’s exhibition in the graphic arts department from September 5th to December 8th 2013.
Translation by Danny Rukavina.
11:21 Écrit par Frédéric Tison dans Entretiens | Tags : frédéric tison, jean de rancé, entretien, une autre ville, traduction, renaud allirand | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook |
dimanche, 01 septembre 2013
Entretien avec Jean de Rancé : sur "Une autre ville", au musée des beaux-arts d'Orléans
Jean de Rancé. -. Aura lieu bientôt, au musée des beaux-arts d’Orléans, une exposition consacrée à Renaud Allirand. Parmi les œuvres de cet artiste figure un livre, dont vous avez écrit les textes, Une autre ville. Pourriez-vous, cher Frédéric Tison, nous raconter la genèse de ce livre ?
Frédéric Tison. -. Il s’agit, cher Jean de Rancé, moins d’un livre que d’un cahier, puisque le volume, de grand format, comporte 24 pages, un cahier de poèmes qu’illustra Renaud Allirand, à l’occasion d’une rencontre magnifique. L’histoire de cette collaboration, en effet, prend sa source dans une promenade, qui remonte à l’hiver 2011. Je me rends quelquefois, en compagnie d’une amie chère, dans les rues du Marais, à Paris, afin de visiter les galeries d’art contemporain. Nous entrâmes un jour dans l’atelier de Renaud Allirand, rue Debelleyme ; j’avais été frappé par la beauté de certaines gouaches exposées dans la vitrine. J’achetai quelques reproductions en carte postale à un jeune homme discret qui était là et dont je m’aperçus ensuite, en faisant une recherche sur l’Internet, qu’il s’agissait de l’artiste lui-même ! Un peu plus tard, je retournai sur les lieux, et demandai à Renaud Allirand s’il m’autorisait à prendre quelques photographies de sa galerie afin d’en publier une sur mon blogue, ce à quoi l’artiste consentit très volontiers, avec beaucoup de gentillesse. Je décidai d’accompagner ma photographie d’un petit texte de présentation, impressions sur les œuvres du peintre et graveur que j’envoyai à l’artiste. Celui-ci m’invita à le visiter de nouveau, pour cette fois me demander d’étoffer mon petit texte, ce dernier étant destiné à présenter ses œuvres, lors de ses expositions à venir – ce que je fis. Notre amitié est née ainsi. Renaud Allirand s’était de son côté enquis de mes propres écrits, et quelques mois plus tard, à l’automne 2012, il me sollicita pour un éventuel livre à quatre mains. Je lui proposai les cinq poèmes inédits intitulés Une autre ville, qui surent lui plaire, et l’artiste me proposa une suite d’encres de Chine et de gravures destinée à illustrer les poèmes en regard. Nous avons ensuite élaboré la maquette de l’ouvrage, avons cherché un imprimeur et, en février 2013, paraissait le cahier Une autre ville, dont trente exemplaires de tête étaient enrichis d’une encre de Chine originale.
J. de R. -. Ce cahier est donc l’aboutissement d’un très heureux hasard !
F. T. -. Sans appartenir à l’Institut Métapsychique International, j’aime volontiers croire au hasard objectif…
J. de R. -. En quelques mots, qu’est-ce qui vous a séduit dans l’œuvre de Renaud Allirand ?
F. T. -. J’aime, particulièrement, chez Renaud Allirand, cette indécision, propice au rêve, entre l’abstraction et la figuration. Si, en effet, la matière de l’œuvre est une donnée très importante, on ne "bute" jamais sur elle, et le regard peut s’interroger : s’agit-il, selon, d’une fenêtre, d’un arbre, d’un paysage vu, ou d’un lointain imaginaire, d’une ville dans la nuit, de l’ombre d’un palais, d’un port abandonné, d’un navire brisé, d’un ciel d’étoiles ou d’un livre entrebâillé ? À peine a-t-on décidé d’une interprétation, à peine a-t-on élu telle représentation que l’image se dérobe ou s’efface dans le "grain" de l’encre, de la gouache ou du sillon de la ligne. Et voit-on, alors, la tache, le trait, la couleur, que l’arbre ou la fenêtre de nouveau s’entr’ouvrent. L’évidente beauté de ces œuvres est aussi là, dans ce caractère insaisissable. Et, en ce qui concerne les poèmes d’Une autre ville, qui évoquent des figures effondrées, et rôdent autour de l’absence et de la perte, l’harmonie entre l’image et le texte nous est apparue, à Renaud Allirand et moi, manifeste.
J. de R. -. Avez-vous des projets en commun pour l’avenir ?
F. T. -. Puisque ce premier projet a su plaire, je ne vois pas pourquoi il demeurerait le dernier.
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L'ouvrage Une autre ville sera présenté à la librairie du musée des beaux-arts d’Orléans, à l’occasion de l’exposition de Renaud Allirand au Cabinet des Arts graphiques, du 5 septembre au 8 décembre 2013.
18:24 Écrit par Frédéric Tison dans Entretiens | Tags : frédéric tison, entretien, jean de rancé, renaud allirand, une autre ville, musée des beaux-arts d'orléans | Lien permanent | Commentaires (3) | Facebook |