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mercredi, 02 octobre 2013

Entretiens avec Jean de Rancé — Sur la poésie (suite)

 

 

 

Jean de Rancé. -. Frédéric Tison, vous publiez ces jours-ci Les Effigies, aux Éditions Librairie Galerie-Racine.


Frédéric Tison. -. Oui, et j’en profite pour signaler à nos internautes qu’une séance de dédicaces aura lieu, au 23, rue Racine à Paris (métro Odéon), de cinq heures et demie à huit heures du soir, le mardi 8 octobre 2013.

    

J. de R. -. Nous avions annoncé, dans la première partie de nos entretiens sur la poésie, la parution prochaine de cette deuxième partie, et nous voilà en retard de très nombreux mois…


F. T. -. Voyons, cher Jean de Rancé, par rapport à quoi serions-nous en retard ? Nous n’avons pas à décréter pour nous-mêmes qu’un "prochainement" doive s’accomplir dans la précipitation et la vitesse, comme toute la prétendue "actualité" frénétique de l’information officielle le proclame et l’impose partout… Soyons donc inactuels, en déclinant le mot : être parfaitement inactuels pour trouver et retrouver le réel – c’est-à-dire le Passé – c’est-à-dire le Présent – et ainsi tenter d’être véritablement actuels dans le Temps… de véritables contemporains, en somme.


J. de R. -. C’est que Les Ailes basses ont bientôt trois ans…

F. T. -. Mon Dieu ! C’est une éternité voulez-vous dire, quand l’"actualité" contemporaine oublie ce qu’il s’est passé une semaine auparavant… Permettez-moi de vous dire que ce point de vue me semble bien aveugle.


J. de R. -. Oui, je me laisse sans doute influencer par la pensée oublieuse de nos "décrypteurs de l’actualité "...

F. T. -. C’est vous qui le dites, cher ami.


J. de R. -. Il me semble que nous sommes restés naguère à des généralités. Ainsi, peut-être, avant de poursuivre, serait-il utile, notamment à propos de vos Ailes basses, ce livre ayant été à l’origine de notre rencontre, que vous nous parliez un peu de vous ?

F. T. -. … Je ne crois nullement à l’intérêt que revêtent les propos d’un auteur sur lui-même : tout ce que je pourrais vous en dire ne serait que l’écume, ou la surface, un miroir inévitablement déformé, sans même qu’intervienne la volonté de tromper. Cela dit, et cela peut paraître contradictoire, je pense que dans tout auteur sommeille un "autobiographe" : il clairsème ses épisodes plus ou moins secrètement dans ses écrits. Je ne m’étendrai donc pas sur les événements personnels de ma vie, mais sur les circonstances qui ont présidé à la publication du livre Les Ailes basses, en décembre 2010. Car s’il m’est arrivé mille et une choses, ce que j’ai vraiment à en dire se trouve dans mes petits livres, et nulle part ailleurs. Je comprendrai alors votre question selon cet angle : celui de savoir d’où parle l’auteur. Quant à la genèse de cette publication, qui sait si quelques éléments ne seront pas utiles à quelque auteur ?

Tout d’abord, je dois préciser que je ne fais partie d’aucun cénacle, et que j’ai toujours été profondément seul face au "monde de l’édition". Mes proches, qui m’ont cependant toujours encouragé, ou du moins ne m’ont pas découragé, ne font ni de près ni de loin partie de ce petit monde, et personne ne m’a jamais "poussé" vers lui. D’autre part, je n’ai pas connu avant longtemps de personnages influents. J’ai grandi dans le monde réel, c’est-à-dire celui où quelqu’un qui souhaite écrire se construit seul, contre, et malgré tout. Car le monde contemporain, voyez-vous, est fait de telle sorte qu’on ne puisse pas écrire un poème.


J. de R. -. Qu’entendez-vous par là ?

F. T. -. J’ai écrit un jour un petit "aphorisme", si vous me permettez de le nommer ainsi, et si vous m’autorisez à le citer, selon lequel « La vie moderne est d’interrompre sans cesse la lecture – des livres, des choses et des êtres aimés » (c'est une "minuscule" du Clair du temps I). Tout est là, je crois : ce n’est pas tant de précipitation que nous sommes victimes que de morcèlement, lequel, certes, est l’une des conséquences de cette vitesse excessive des choses, mais de cette dernière il reste encore possible de se mettre à l’abri, en éteignant la radio et en renonçant à certains rendez-vous, par exemple. Ce morcèlement mortifère, ennemi de toute méditation, interdit la lecture vraiment suivie d’un livre, l’écoute complète d’une symphonie, ne parlons même pas d’un opéra, en un seul jour, si nous ne luttons pas de toutes nos pauvres forces contre lui. Borges disait que l’invention du miroir avait été pour l’homme une abomination ; j’ajouterai que non moins abominable fut l’invention, au XIVe siècle, de l’horloge telle que nous la connaissons, de la montre, de ces objets qui, non contents de nous rappeler, comme dans le poème de Baudelaire, notre mort prochaine à chaque instant, segmentent nos vies et n’en font que la succession de moments décousus, inaptes à l’écoute de la beauté ; l’horloge parlante, cette voix d’outre-tombe, les horloges urbaines, nos téléphones portables (qui se substituent désormais aux montres), sont d’impitoyables dictateurs, tueurs de la paresse, du temps vide, de la vacance, ce sont les assassins des temps morts, comme le jargon du sport le dit bellement. La composition d’écrits, puis celle d’un livre, souffrent également de ce morcèlement. Pour ne prendre qu’un exemple, je crois que l’aspect fragmentaire de l’œuvre de Mallarmé, au lieu d’avoir pour seule origine une esthétique du fragment, ce que sait certes être, naturellement, la poésie, cet aspect fragmentaire, disais-je, est dû aux conditions de son existence, lesquelles annonçaient les nôtres.


J. de R. – Notre époque est-elle si particulièrement mortifère ?

F. T. -. Pour ses raisons propres, oui, assurément. Mais il faut regarder autour de soi : voyez ces contempteurs qui passent leur temps à se lamenter, sans rien créer, sans rien partager surtout ; on a envie de leur dire : « Mais enfin, créez ! C'est à votre tour ! », « Regardez autour de vous ! » J’ai déjà parlé de cet archipel de solitudes qui nous fait défaut. Combien pleurent un Jadis idéalisé où la poésie avait droit de cité, était lue, commentée, aimée, alors qu’ils ne s’intéressent même pas à ceux qu’il serait si facile de rencontrer aujourd’hui, dont les livres ou les œuvres sont disponibles ? D’autre part, la beauté n’est certes plus adoubée par le pouvoir, et alors ? C’est ainsi. Il y a beaucoup trop d’artistes et d’esthètes qui meurent de la mort de l’art, une mort qui eût été repoussée encore, avec la pierre qu’ils eussent pu apporter à l’édifice, s’ils avaient su, cette pierre, la polir et l’élever. Philippe Muray avait certes un regard souvent pertinent sur notre temps. Mais lorsqu’il prétend constater la fin de la poésie, comme Richard Millet d’ailleurs, il dévoile surtout, en ce domaine, son manque de curiosité.


J. de R. -. Pourquoi avoir choisi la poésie comme mode d’expression ?

F. T. -. Je ne saurais le dire. La poésie fut tout d’abord ce que j’ai aimé, ce que j’ai commencé d’aimer sans rien y comprendre, ou presque… Je n’ai rien « choisi », ou plutôt j’ai élu ce que j’aimais.



J. de R. -. Pourriez-vous dès lors retracer l’histoire de l’écriture et de la publication de vos livres ?

F. T. -. Écrire est une aventure toute personnelle ; on écrit pour s’éclairer de l’intérieur, si j’ose dire. J’ai d’abord été un lecteur admiratif. Ce sont les contes et les récits d’aventure qui m’ont d’abord retenu, comme tous les enfants. Je me souviens que je dévorais, enfant, les contes de fées, et les romans d’Alexandre Dumas (les Trois Mousquetaires furent mon premier livre de chevet), puis, adolescent, les romans policiers d’Agatha Christie et ceux de Patricia Highsmith, au point qu’à douze ans, j’écrivis un petit "roman policier", que j’ai toujours dans mes papiers et qui est amusant, avec tous ses défauts. Un peu plus tard je lus des livres de poèmes, et je me rappelle mon professeur de français, en troisième, qui nous fit étudier « L’Horloge » de Baudelaire en nous disant que le livre entier n’était pas, selon elle, destiné à des adolescents ; bien entendu, je me précipitai sur Les Fleurs du mal dans la bibliothèque de mon collège. Je n’y compris, évidemment, pas grand-chose tout de suite, mais il est certain que quelque chose "s’ouvrit" alors. Ces mots, ces vers étaient comme un paysage que je voyais pour la première fois, et quelqu’un, véritablement quelqu’un parlait, douloureusement, passionnément, ironiquement aussi. Je trouvais cela magnifique, même si je me doutais bien que je n’y avais pas totalement accès. J’éprouve d’ailleurs cette impression devant une œuvre que je découvre, encore aujourd’hui.

Si j’écris "sérieusement" depuis l’âge de dix-huit ans, passé l’âge des (mauvaises !) imitations lamartiniennes et baudelairiennes, je n’ai publié qu’à l’âge de trente-trois ans, en 2005, un premier livre, et j’ai publié Les Ailes basses, le deuxième, à l’âge de trente-huit ans. Il ne s’agit pas du tout d’un choix délibéré, car j’ai essayé sans succès de publier, dès mes vingt-deux ans, mes livres de poèmes, en les envoyant à des éditeurs et en participant même à des concours de poésie. Tout cela fut vain, je me heurtais durant de nombreuses années à une parfaite indifférence, qui allait de la banale réponse laconique (comme la fameuse « Votre livre n’entre pas dans l’esprit de notre maison » et autres implicites « Allez voir ailleurs si j’y suis »…) au non moins commun silence le plus méprisant. Tous les auteurs sans relations connaissent cela – avec le recul, je puis dire que c’est très instructif. Quant aux concours, je cessai rapidement d’y participer en découvrant les livres des lauréats, qui me semblèrent, le plus souvent, d’une telle médiocrité que je compris vite que j’avais affaire, la plupart du temps, non pas à des "découvreurs" sincères mais à des systèmes de cooptation où les manuscrits envoyés n’étaient pas vraiment lus, où les personnes comptaient davantage que l’écrit – ce qui est aussi le cas dans l’édition, naturellement, quoique dans une part moindre. Non que je crusse à l’excellence de mes écrits, prenant la pose du poète maudit dont les écrits auraient été injustement rejetés : mais me mit la puce à l’oreille le fait que jamais un dialogue ne se nouait ; j’envoyai tout de même des livres, des poèmes, c’est-à-dire, oui, un peu de mon cœur, comme le mouchoir imprégné de trois gouttes de sang que la Reine confie à sa fille qui s’en va épouser un Prince lointain, dans La Gardeuse d’oies des frères Grimm : cela m’a toujours semblé mériter une réponse digne de ce nom, même négative – peu importe. Que l’on soit éditeur et que l’on puisse ignorer ce que coûte, ni surtout ce que signifie l’écriture d’un livre au point de ne même pas répondre personnellement à son auteur me semble inconséquent. Et ce, même si l’on reçoit des centaines de manuscrits. De 1997, après avoir achevé mes études, quand je commençai d’exercer mon métier de bibliothécaire scolaire (dénommé "professeur documentaliste"),  à 2002, je renonçai à toute démarche éditoriale. En 2003 je me lançai de nouveau, avec mes Histoires amnésiques, qui dataient d’une dizaine d’années, avec un livre de poèmes encore, pour essuyer de nouvelles déconvenues… Cette fois j’étais en contact avec des personnes influentes, mais qui s’intéressaient davantage aux attraits physiques d’un auteur qu’à ses œuvres… Le malentendu ne pouvait qu’être total, et j’ai même goûté, à cette occasion, pour la première fois, à l’expérience, fort instructive, de la calomnie ; et j’ai vu de près la réelle méchanceté, la pure malveillance de certains artistes et écrivains qui, par ailleurs, prennent la pose de l’affabilité et prétendent, de surcroît, donner des leçons de courtoisie !

Parallèlement, depuis 1995, je confectionnais de petits livres artisanaux, à deux, trois, quatre exemplaires, que je destinais à mes proches et à quelques amis, j’y reviendrai. À la fin de l’année 2004, ma mère fit lire mon dernier manuscrit à l’une de ses collègues, qui se révéla l’épouse d’un petit éditeur et qui le lui fit lire à son tour, et cet éditeur se déclara séduit : il publia mon livre, Anuho (Les Quatre Livres), en décembre 2005, à deux cents cinquante exemplaires ; j’étais bien entendu ravi, mais ce fut un échec, il n’y eut aucune véritable distribution. Je ne sais même pas aujourd’hui où sont les exemplaires qui n’ont certainement pas tous été vendus… Je n’en fus cependant pas trop affligé ; cet échec m’avait malgré tout redonné l’envie de publier, car j’en avais effleuré la possible joie, et la seule raison d’être : celle de partager et, peut-être, de trouver des complices. Il va sans dire en effet qu’ayant tiré un trait sur toute possibilité de "carrière dans les lettres", et n’ayant  d'ailleurs jamais prétendu en tirer un quelconque bénéfice pécuniaire, je redécouvris ce que je n’aurais jamais dû perdre de vue : proposer ce qu’on a écrit pour rien, dans la simplicité de ce geste pour lui-même, à qui le veut…

Je connaissais un certain nombre de revues de poésie que j’estimais exigeantes. J’envoyai ça et là une suite de poèmes. Quelques revues m’envoyèrent une courte lettre de refus stéréotypée, avec une signature manuscrite photocopiée – d’autres ne me répondirent même pas ; j’avais désormais l’habitude. Mais quelque temps après, je reçus une lettre, une vraie réponse devrais-je dire, pour une fois, d’une bienveillance, d’une intelligence, d’une curiosité telles que je n’en crus pas mes yeux : elle émanait des Hommes sans Épaules, la revue éditée par les Éditions Librairie-Galerie Racine dirigées par le poète et éditeur Alain Breton, et était signée par Paul Farellier, un poète dont j’avais découvert et aimé les poèmes publiés par cette même revue. Cette fois, oui, il y avait quelqu’un. Quelqu’un qui n’était pas de mes amis alors, quelqu’un qui ne me connaissait pas, qui n’avait fait "que" lire, mais lire vraiment (c’est-à-dire qui avait fait son travail) mes textes éperdument envoyés. Quelqu’un qui ne se souciait pas de savoir de qui j’étais le descendant, le cousin ou la connaissance, ni si j’étais jeune, vieux, beau, laid, rouge ou bleu, gentil ou méchant. Quelqu’un, donc, qui avait lu. Quelqu’un dont je devais ensuite, l’ayant rencontré, reconnaître, outre l’amour fervent de la poésie, l’élégance, la droiture et le désintéressement. Que je doive tout, ou presque, à Paul Farellier dans mon accession à une vraie publication, est une vérité dont je suis d’autant plus fier qu’elle est le fait d’un homme admirable…

Ma suite de poèmes (« Adonis ou La Bibliothèque recommencée ») parut dans un numéro de la revue, en juillet 2007. Encouragé toujours par Paul Farellier, qui m’enjoignait de proposer aux Éditions Librairie-Galerie Racine un livre entier, je soumis au comité de lecture, par la Poste encore, Les Ailes basses, un livre achevé au début de l’année 2009, qui fut accepté immédiatement après lecture par Alain Breton, et qui fut publié en décembre 2010. Le livre Les Effigies s’inscrit dans cette continuité.

Assez parlé de mon expérience, que je n’ai évoquée que par égard pour ceux qui comme moi n’ont pas connu la chance d’être "du milieu", une chance relative... Je leur suis fraternel – et je suis la preuve vivante qu’il reste tout de même possible d’accéder, solitaire, inconnu, "anonyme" (comme disent certains journalistes en parlant des personnes qu’ils interrogent et ne sont pas connues, alors qu’elles possèdent un nom, comme les gens célèbres, mais oui), à la publication ; il est deux choses à prendre en compte, outre la patience et le silence des anges : la préalable publication dans une revue, puis le soutien d’un auteur qui vous distingue auprès d’un éditeur en lui montrant du doigt votre livre. Les autres auteurs – la majorité des auteurs publiés en fait – ne comprendront jamais, jamais cela. Je tire de cette connaissance non pas quelque sotte vanité, mais une belle fierté que d’aucuns auront beau jeu de me reprocher, sans rien savoir.


J. de R. -. En consultant votre bibliographie, sur votre blogue, j’ai pu constater que Anuho, votre premier livre édité par un éditeur (à compte d'éditeur, je veux dire), Les Ailes basses et Les Effigies sont la suite d’une longue série de livres auto-publiés. Vous les avez édités vous-même en 2008, puis 2009, alors que le premier date de 1992-1994, et le dernier de 2003 (Je mets à part les éditions, par vos soins, de « textes rares et commentés » dont nous pourrons reparler). Pourquoi des auto-publications si tardives ?

F. T. -. « Longue série », n’exagérons rien… S’il s’agit en effet d’une dizaine de livres, ce sont des livres courts, d’une quarantaine de pages en moyenne ; j’aime beaucoup les plaquettes, et en effet ces livres ou petits livres sont des petits mondes à eux seuls. 


J. de R. -. Quelle différence faites-vous entre « livres » et « petits livres », comme vous dites ?

F. T. -. Mes « petits livres » sont non seulement petits par leur taille, par leur longueur, par leur brièveté, mais ils ne consistent pas en un monde "clos" ; ce ne sont pas des jardins, au sens biblique ou médiéval, clos de murs, solitaires, au haut du donjon d’un château ou telles des oasis dans les déserts, mais des fragments de jardins ; mes « livres », eux, sont ces jardins, dont la clôture n’est pas étroitesse, mais ouverture circonscrite sur le ciel.

Des publications tardives, disiez-vous. Eh bien, ces livres existaient, et j’ai eu la prétention de leur ouvrir les ailes autrement. En découvrant les possibilités nouvelles offertes par l’Internet, à savoir des imprimeurs en ligne, tel que Lulu, j’eus l’idée – ou plutôt me l’insuffla mon grand ami Norbert Crochet qui me précéda dans ces démarches, en éditant et publiant ses propres romans et nouvelles ainsi que des éditions de textes méconnus du XVIIIe siècle français – d’éditer mes textes qui dormaient dans des tiroirs, comme on dit, depuis des années… Je le faisais déjà, mais artisanalement, comme je le disais, depuis des années, en des assemblages de feuilles un peu trop volantes imprimées chez moi, en trois ou quatre exemplaires que j’offrais… Lulu offre des possibilités bien plus intéressantes.

Ce ne fut pas du tout exclusivement la démarche d’un auteur refusé par les éditeurs : bien entendu, j’eusse préféré que ces textes connussent une autre édition ; mais je ne confiais pas seulement à l’imprimeur que je payais des textes refusés. Quelle liberté, voyez-vous, que de s’auto-éditer ! La qualité formelle des livres ainsi fabriqués n’a, d’ailleurs, rien à envier à celle des éditeurs consacrés ; le seul problème, évidemment, demeure celui de la diffusion... Mais avoir auto-publié ces livres m’a permis de passer à autre chose, de revenir à des considérations plus importantes également, et d’exploiter cet outil fort divers qu’est l’Internet ; c’était d’ailleurs le temps où je commençais de considérer l’expérience d’un blogue tout à fait "sérieusement", c’est-à-dire de le compter au nombre de mes "publications".  Ce n’est évidemment qu’en annexe de ce qu’il contient que je signale la parution de mes livres – le médium le permettant aisément. 

J’ai, à ce propos, un peu hésité à faire de "l’auto-promotion" sur mon blogue, ici-même. Mais il fallait aller jusqu’au bout. Ne pas signaler mon livre à tout voyageur de passage eût été cette vanité invisible qu’on affuble souvent du beau nom, ici usurpé, de retenue – et qui ne sied qu’aux princes protégés. Il est trop facile de répéter la parole de Baudelaire selon laquelle l’art serait Prostitution, et s’en aller avec l’air las, et entendu, de celui qui prétend avoir tout éprouvé…

Je sais bien que l’indifférence est maîtresse aujourd’hui comme toujours, ou plutôt je sais bien que l’intérêt s’émousse désormais en trois jours et se disperse avec le vent du temps – et qu’il n’est partout qu’inconstance. Dès lors celui qui s’arrêtera devant mon livre n’aura fait que répondre à une invitation.

 

J. de R. -. Que pensez-vous, à ce propos, des réseaux dits "sociaux" pour diffuser votre œuvre ?

 

F. T. -. Il suffit d’avoir un peu pratiqué Facebook pour se rendre compte que tout cela est une vaste plaisanterie : les échanges n’y sont jamais que brefs, inconsistants, volatils, et la plupart des personnes qui vous demandent en "ami", comme on dit, ne commentent jamais vos publications, mais au contraire vous abreuvent de liens hypertextes dérisoires ou de leurs commentaires grossièrement intimes sur des pages de personnes qui vous sont parfaitement inconnues. Les seuls échanges dignes de ce nom ont lieu avec des personnes que vous connaissez déjà, dans "la vie réelle" ; et je ne vois guère l’intérêt à ce qu’ils s’étalent ainsi aux yeux de tous. Pour élargir la problématique à l’Internet tout entier, je dirais que le leurre de la "Communication" ne peut pas ne pas trouver là sa meilleure preuve : chacun n’écoute au fond que soi, et ne parle que de soi, en espérant capter une attention fragile, vagabonde, instable, complètement soumise aux aléas du monde moderne, lesquels se nomment vitesse, indifférence et "zapping". Quand j’ai créé mon premier blogue, en mai 2008, je ne l’ai pas envisagé comme un lieu de rencontres possibles, mais comme un livre virtuel, comme une "œuvre" ; les commentaires "postés" ici et là me faisaient plaisir comme font plaisir à un auteur les lettres de ses lecteurs (… ou devraient le faire, car je connais, ou j’en ai entendu parler, des auteurs qui ne répondent pas à leurs lecteurs, ce qui me semble le comble de la grossièreté). Mais il ne me semblait pas que mon blogue fût un lieu d’échange, ou bien cet échange supposait au préalable que je connusse l’auteur du commentaire : à quoi bon dialoguer avec un être au pseudonyme souvent ridicule, ou que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam ? J’ai cependant connu deux personnes grâce à cet outil, avec lesquelles j’ai plaisir à m’entretenir virtuellement. Vous me direz peut-être que c’est peu, mais selon moi c’est immense, car il s’agit là de personnes tout à fait admirables. Je les salue ici au passage. C’est moi qui ai contacté la première, et même si nous n’avons encore jamais eu l’occasion de nous rencontrer, nos échanges épistolaires sont désormais riches de plusieurs années, et suffisamment féconds pour que je puisse parler d’estime et d’intérêt réciproques. L’autre personne (c’est à dessein que je reste vague, bien entendu) s’est manifestée à moi à la suite d’un article mien qui lui avait plu, et nous nous sommes vite aperçus que nous avions des goûts et des intérêts communs ; nous nous sommes rencontrés physiquement, et je dois dire que je suis reconnaissant à l’Internet d’avoir permis, dans ce cas, cette rencontre qui sans cet outil n’aurait sans doute jamais eu lieu. Quant au reste… Je préfère des lecteurs silencieux (ou qui m’écrivent en privé) et des commentateurs amicaux, sur mon blogue, à des personnes qui, ayant entendu parler de moi, ne prennent contact avec moi que dans le but d’étoffer leur nombre de connaissances virtuelles. Et par-dessus tout, je préfère parler avec quelqu’un autour d’une tasse de café que devant mon ordinateur, que devant l’eau froide par l’ennui dans son écran gelée... (Ô Hérodiade !)


J. de R. -. Revenons, si vous le voulez bien, à la poésie. Nous avons évoqué "la poésie" d’une manière, me semble-t-il,  assez vague, de nature tout du moins à entretenir la confusion qui règne souvent à son propos. J’aimerais revenir sur ce point que vous avez esquissé, dans la mesure où votre position peut sembler ambiguë : vous placez très haut la poésie, mais parfois vous ne semblez pas parler tout à fait d’elle, je veux dire dans son acception purement littéraire. La poésie dont vous parlez ne pourrait désigner que l’acception très large, et certes honorable, du mot : vous évoquiez vous-même la poésie d’un paysage : votre coquelicot, que vous donnez comme définition de la poésie, et dont vous disiez qu’il était « au bord des chemins, en leurs marges, sauvage… », ne demandant que « l’œil amoureux…, dans l’ornière », pourrait sembler en faire partie, et s’y réduire. Or, si beaucoup de monde en effet peut être sensible à cette poésie-là, c’est parce qu’elle reste vague et n’engage à rien. Elle n’est pas non plus suffisante pour créer un texte littéraire, ni n’est en mesure de le faire apprécier… La poésie, elle, n’est pas aimée de tous, ou plutôt n’est pas fréquentée par tous dans son acception exigeante. Comment dès lors dégager la poésie des considérations vagues qui la noient ?


F. T. -. Mon pauvre coquelicot en prend pour son grade : mais je n’ai pas dit qu’il était la définition de la poésie, j’ai dit qu’il en était l’image, c’est-à-dire le pressentiment, le contour, ou même, en quelque sorte, l’avenir...

Ce que vous me dites me fait songer à la phrase de Paul Valéry selon laquelle – je cite de mémoire, mais je crois justement – « la plupart des gens se font de la poésie une idée si vague qu’ils prennent ce vague pour l’idée même de la poésie »… C’est évidemment ce que l’on observe souvent ; je remarquerai cependant que cette idée vague peut permettre, malgré sa naïveté, une introduction à la poésie elle-même – qu’elle lui est a priori favorable. C’est quand elle se substitue à la poésie qu’elle est néfaste. Sinon, ce sens vague de "poésie d’un paysage" ne me gêne pas ; il rejoint l’idée de la beauté, qui est indéfinissable et pourtant tangible, lorsque, luttant contre les champions relativistes pour lesquels il n’y a pas de Beau "en soi", nous savons –  "je" sais – très bien que ce n’est pas vrai, qu’il y a de la beauté dans ce jardin, et qu’il n’y en a pas dans ce square de béton au milieu des tristes barres de banlieues – qu’il y en a davantage dans un tableau de Hans Memling ou Eugène Delacroix que dans les "tags" immondes et dégoulinants de laideur qui fleurissent désormais même dans Paris et que pourtant nos ministres de la Culture érigent sottement en œuvres d’art. Je n’ignore pas du tout ce que cette proposition a de contestable "philosophiquement", et qu’elle s’oppose à l’adage qui m’horripile sur "les goûts et les couleurs", mais mon œil et mon cœur s’en moquent éperdument. Aimer, en ce sens, c’est choisir, c’est élire, c’est être injuste et partial consciemment…

J’effectue cette distinction au sein même de l’art digne de ce nom : par exemple, les toiles pleines d’angles sales et pointus de Bernard Buffet représentent le paradigme de mes détestations en matière d’art : je n’ai que rarement vu quelque chose d’aussi laid, d’aussi inutilement laid, plus laid même que certaines choses laides du monde, ce qui est peu dire ; la peinture de Bernard Buffet est une véritable horreur pour moi ; et c’est tant mieux. Je goûte également très peu l’œuvre de Picasso, pour d’autres raisons. Cela ne veut pas dire que je leur refuse sottement le statut d’œuvres d’art…

Aussi bien je suis très attaché à la hiérarchie des choses. Aimer, c’est élire, c’est distinguer, c’est séparer, ce n’est jamais égaliser, aplatir, c’est mettre en haut et en bas, et au milieu. Dire de quelque chose que cela est supérieur ne signifie pas un mépris pour ce qui lui est inférieur, mais une simple reconnaissance. J’aime passionnément le groupe musical anglais And Also The Trees, mais il ne me viendrait jamais à l’idée de dire que ses belles chansons sont égales à la musique, celle qui va de Guillaume de Machaut, mettons, à Sibelius, Ravel ou Dutilleux. Il y a certes toujours des passerelles, les degrés de l’échelle sont parfois mouvants, et par exemple les textes des chansons écrits par Simon Huw Jones, le chanteur d’And Also The Trees, sont souvent de véritables poèmes de langue anglaise, mais il n’y a rien de plus néfaste à l’art et à la "culture" que de tout aplatir au nom d’une prétendue tolérance. À ce titre, même si l’exemple me sera reproché comme caricatural, si nous refusons la hiérarchie, la chanson la plus inepte du monde, par exemple La Danse des canards, sera l’égale de l’aria What Power Art Thou (la fameuse Cold Song) de Purcell ou de La Mort d’Isolde de Wagner. Mais cet exemple est-il si ridicule, quand nous ouvrons la radio et que nous entendons parler de tel chanteur de variétés comme d’un compositeur ?

Mais revenons à "la poésie". Qu’est-ce donc que la poésie ?... Aussi bien je n’en ai qu’une idée personnelle, selon mes propres essais bien sûr, mais selon, surtout, et d’abord, ce que j’en ai lu. La définir me semble surhumain. La Poésie me semble une très longue trame à travers le langage, une lame de fond pourrais-je dire, dont les poètes, à travers le temps, ont tenté de dénouer le fil, de transcrire le flux, à travers les outils dont leurs époques leur ont fourni l’usage. C’est une sorte de flambeau, celui que se passent les athlètes d’une épreuve de course. Il faut nécessairement distinguer le langage, l’assemblage de mots sur une page – mais ce n’est pas suffisant. Et cette insuffisance n’adoube pas, bien entendu, l’acception vague de "poésie d’un paysage". Mais s’il est question de langage, c’est que le "drame", au sens d’action, de la poésie, s’y joue.

On a pu dire que le Poète avait pris conscience, dans les temps modernes, que la Muse était le Langage lui-même, et non plus quelque Déité. Mais c’est faire trop de cas de la conscience moderne, comme si elle était supérieure à l’antique ou plus lucide que celle de l’âge classique, comme si le premier poète n’avait pas également réfléchi, et intensément, au langage dont il disposait !

À toutes les "définitions" de la poésie, je préfère la réponse de Mallarmé au critique littéraire Léo d’Orfer qui lui posait presque la même question, réponse que, pour nos Lecteurs, vous me permettrez de citer in extenso, tant la brève lettre, datée du 27 juin 1884, est belle :

Mon cher Monsieur d’Orfer,

C’est un coup de poing, dont on a la vue, un instant, éblouie ! que votre injonction brusque –

« Définissez la Poésie »

Je balbutie, meurtri :

« La Poésie est l’expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence : elle doue ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle ».

Au revoir ; mais faites-moi des excuses.

Stéphane Mallarmé.

La "définition" proposée par Mallarmé supporterait des développements infinis, mais j’en retiendrai, pour le moment, ce qui l’encadre : « Je balbutie, meurtri » et « mais faites-moi des excuses » ; au-delà de l’afféterie apparente, et de cette délicieuse et unique préciosité mallarméenne, une parole essentielle est prononcée. À l’instar – profane ! – du tétragramme hébraïque YHWH, qui permet de désigner Dieu sans le nommer à la fin, Mallarmé met à distance la définition possible de la poésie en l’articulant avec précaution, en la balbutiant, en ouvrant de délicats guillemets ; la phrase qu’il propose a beau être étincelante, et infinie dans ses suggestions, elle n’en est pas moins, malgré son autorité, une indication, un avenir – cette fameuse « tâche spirituelle » (et qu’est-ce, d’ailleurs, qu’une « tâche spirituelle » selon Mallarmé ? Nous y reviendrons peut-être…).

Cela dit, je ne me déroberai pas à votre question en me parant des mots d’autrui : pour moi, la poésie serait le visage conféré aux mots, au langage – créer un visage aux mots, au langage tout entier serait ce qui lui incombe, en quelque sorte. En ce sens, la poésie serait le visage du langage, son plus beau, son plus juste visage, les traits de ce visage aussi bien, dont le Talmud dit qu’avec l’âme, c’est ce que Dieu, à la mort d’un homme, reprend de sa créature… Et ce langage, le langage humain, a-t-il sans doute contribué à façonner le visage humain ; aussi bien c’est une quête à travers les images du monde.


J. de R. -. N’est-ce pas là une définition de la poésie ?

F. T. -. Oh non… Tout ce qui parle de la poésie est en dessous d’elle, le pire étant, avec le jargon universitaire qui la noie sous des considérations formalistes, la "prose (faussement) poétique" critique qui s’efforce de la cerner en l’analysant. On ne peut que tâtonner autour de la poésie, indiquer des pistes, frayer quelques ronces. Peut-être ne pouvons-nous pas parler de la poésie – mais nous pouvons parler tout près d’elle, auprès d’elle. On parle souvent d’un tableau qui, à force de regards, et comme en récompense, en don de soi, « se lève », selon l’expression des frères Goncourt. Un poème, un beau poème aussi se lève. Celui qui parle de poésie ne peut que l’évoquer – et la traquer…

 

(à suivre.)

 

14:26 Écrit par Frédéric Tison dans Entretiens | Tags : frédéric tison, jean de rancé, entretiens, poésie | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook |

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