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samedi, 30 novembre 2013

Le passé de Pétrarque

 

 

 

Lorsque je me promène dans une belle ville, je pense souvent à Pétrarque : visitant Rome, en 1337, celui-ci prit plaisir à se promener parmi les ruines éparses de la Vieille Ville en compagnie d'un guide, un frère franciscain de la famille des Colonna. Le poète du Canzoniere raconte, dans l'une de ses Épîtres familières, comment il trouvait des indices du passé en lisant les inscriptions qu'on distinguait sur les pierres ; il se constituait également une collection de pièces de monnaie anciennes, qu'il considérait comme une galerie de portraits des empereurs romains. Mais, au XIVe siècle, de même qu'aux XIIe et XIIIe siècles les fragments des temples anciens servaient de fondations aux cathédrales et aux églises, on continuait de considérer les anciens édifices ainsi que des carrières ; et lorsqu'on ouvrait les rues et découvrait des statues anciennes, on jetait sans vergogne ces dernières dans des fours à chaux, au point que, bien tardivement, hélas, deux papes durent taper du poing sur la table : le 28 avril 1462, Pie II émit une bulle qui protégeait notamment les monuments autour du Capitole, le Forum et le Colisée, et plus tard le pape du Concile de Trente, Paul III, prit l'initiative de remettre en vigueur la peine de mort, datant de la Rome antique, contre ceux qui s'aviseraient de considérer de semblables merveilles comme de simples matériaux de construction. Même si je sais que jamais la beauté n'est vainqueur, parmi les hommes et les sociétés, de l'utile et du nécessaire, je ne cesserai pas de m'étonner devant tant d'aveuglement et tant d'irrespect, dont nombre d'architectes modernes sont la contemporaine incarnation, qui défigurent nos villes et nos villages. Au moins, sans doute, leurs prédécesseurs avaient-ils l'excuse relative de prétendre construire plus beau que l'ancien, car leurs réalisations furent au moins aussi belles. Ainsi je pense à Pétrarque qui vit de ses propres yeux, il y a seulement sept cents ans, des trésors qui, de son temps, dataient d'au moins mille trois cents ans, et j'essaie de retrouver son regard lorsque dans sa belle correspondance il évoque la beauté de lieux qui pour nous ne sont plus que des ruines arasées, plus ou moins bien reconstituées. Ainsi dans une belle ville je ne puis jamais m'empêcher de songer aux belles ruines qu'elles seront en l'an de grâce 2150 ou 3013, et devant lesquelles un autre garçon que moi écrira quelques lignes qui ressembleront aux miennes, ici. Peut-être pensera-t-il à moi, qui sait ?...

 

 

 

 

mercredi, 28 août 2013

Villes belles

 

 

Comment visiter une ville lorsqu’on n’est pas un prince de ce monde, lorsqu’on a peu de temps ? Je crois que j'aime l’Italie, et j’ai vu Côme, naguère, avec ravissement, et les villas autour de Côme, dont les beaux parcs descendent vers le lac ; et j’ai aimé, passionnément, avec agacement, Florence, dont il paraît que c’est une belle ville, et c’est une belle ville, de loin, comme sur les peintures, mais le détail de la ville offre non pas la Beauté, mais des îlots de son souvenir, des fragments perdus dans les rues sales, dans le bruit, parmi les pancartes et les passants sans grâce, des lambeaux dans des églises et des parcs admirables dont l’entrée est payante. Une belle ville… Je préfèrerais une ville belle : en postposant l’épithète j’indiquerais quelque splendeur perdue dont seuls des livres, des peintures et quelques photographies anciennes peuvent encore témoigner. Les siècles passés, certes, ont connu des voyageurs qui se plaignaient déjà des villes, ainsi Montaigne qui, dans son Journal en Italie par la Suisse & l'Allemagne en 1580 & 1581, déplore les odeurs et les bruits qui l’assaillent. Que nous dirait Michel de Montaigne, qu'ajouterait-il à propos de nos villes à ses Essais mouvants ? Et Baudelaire ! Charles Baudelaire qui s’affligeait, vers 1860, des affiches sur les murs de Paris… Que dirait son fantôme aujourd’hui revenu, à quelle nausée plus immense encore succomberait-il ? Et François Pétrarque, qui se promena à Rome, en 1337, parmi les ruines antiques qui servaient de carrières...

Ainsi les villes belles ne sont plus – ce sont des masques désormais démasqués… Les puissants qui jadis ornaient les villes selon leur bon plaisir, et un goût souvent très sûr qu’ils apprenaient des artistes de leur temps, ont laissé la place à des puissants qui sont leurs héritiers mais dont la poursuite de la beauté ne rehausse plus le prestige, et dont la fortune, alors, est augmentée au rythme de la floraison, sans saison, des criardes pancartes, essaimées partout, vantant les produits que toute chose est à leurs yeux exclusivement devenue.

Il ne nous est que de déceler les îlots épars de la Beauté – il en est encore ! Prague, La Corogne, Athènes, Saint-Pétersbourg, Munich, Rome, Turin, Florence, Gênes, mille villes sont d'abord dans nos livres imaginaires ou réels, et c'est à nous d'en ouvrir les pages enluminées. 

 

 

dimanche, 11 août 2013

Les livres et la montagne

 

 

Je connaissais Konrad von Gesner (1516-1565) pour sa Bibliotheca Universalis datant des années 1545-1555 et qui se proposait de dresser le catalogue exhaustif des quelque mille huit cent anciens auteurs grecs, latins et hébreux jamais publiés et de leurs œuvres connues, fournissant une notice pour chaque auteur et un résumé pour chacun de leurs ouvrages. Il faisait là œuvre plus rigoureuse que tous les encyclopédistes anciens, même si Jean Trithème (1462-1516) avait déjà tenté d'établir des listes raisonnées de livres imprimés, dans son abbaye Saint-Jacques de Würzburg, en Bavière. Mais la bibliographie, au sens "scientifique", date bien des travaux de Gesner.

 

J'ignorais que Gesner pouvait être également considéré comme l'inventeur de qu'on nomma ensuite l'alpinisme. Certes, Pétrarque, en 1336, avait bien escaladé le mont Ventoux, au haut duquel il lut des extraits des Confessions de saint Augustin qui mettaient en garde les promeneurs de haute montagne contre les trop grandes séductions naturelles, détournant l'homme de la contemplation intérieure... Et Léonard de Vinci, en 1511, était monté au haut du mont Bo, dans le Piémont, et en avait rapporté toute sorte de considérations esthétiques et d'observations naturalistes. Mais Konrad von Gesner est, selon toute vraisemblance, le premier à composer une sorte d'hymne à la gloire de la montagne, de son ascension et de la beauté renouvelée du regard que celle-ci permettait :

 

« Si vous désirez étendre votre champ de vision, jetez un regard circulaire et fixez loin et largement toutes choses. Il ne manque pas de points d'observation ou de rochers sur lesquels vous puissiez déjà vous sentir vivre la tête dans les nuages. Si, par contre, vous préférez resserrer votre vision, vous verrez des prairies et des forêts verdoyantes, et y entrerez de même ; si vous la contractez plus encore, vous observerez des vallées sombres, des rochers ombragés et des sombres cavernes... En vérité, nulle part ailleurs qu'en montagne on ne trouve une aussi grande variété de paysages à l'intérieur d'un espace aussi restreint ; dans lequel (...) on peut, en un seul jour, voir et connaître les quatre saisons de l'été, l'automne, le printemps et l'hiver. En outre, depuis les crêtes les plus hautes, c'est la voûte du ciel tout entière qui s'offrira à vos yeux et vous apercevrez facilement et sans obstacle le lever et le coucher des constellations ; et vous observerez que le Soleil se couche beaucoup plus tard, et de même se lève plus tôt. » (Cité par Daniel Boorstin, Les Découvreurs, coll. Bouquins, 1983.)