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mercredi, 06 novembre 2013

La couleur cachée

 

 

On sait maintenant que les statues grecques et romaines étaient peintes, et peintes de couleurs criardes, si criardes qu'elles nous sembleraient aujourd'hui, sans doute, aussi "kitsch" que le château de Neuschwanstein de près (de loin, depuis le pont Marie, c'est un rêve sublime), lequel, malgré la belle volonté du roi qui l'a fait élever, semble presque fait de plastique ou de pâte-à-modeler ; car elles nous sont inimaginables tant que nous n'avons pas regardé les reconstitutions qu'ont proposé les meilleurs archéologues et historiens d'art.

 

Or mon goût, comme celui de n'importe quel Occidental, me porte vers le marbre blanc des Apollon, des Diane et des Adonis ; c'est-à-dire vers une statuaire rêvée, qui ne fut jamais celle des Anciens, mais bien celle de la Renaissance et dont le David de Michel-Ange, à Florence, est le paradigme. Lorsque nous aimons les statues blanches, nous n'aimons pas la Grèce, mais la Renaissance italienne et les sculpteurs français du XVIe au XIXe siècles. En Grèce, et à Rome, du moins jusqu'à l'empereur Hadrien, la matière de l'œuvre devait être cachée, parce qu'elle était considérée comme transitoire, vierge, inachevée ; celle de l'œuvre renaissante et classique, au contraire, exhibait la pureté de son grain. Mais, au fait, de quel goût parlé-je ? Est-ce celui de l'habitude, ou celui, réel, de mes regards (et encore, ceux-ci ne sont-ils pas pour une grande part orientés par mon époque ?) ?

 

Je me tourne alors vers la peinture moderne et contemporaine, et vers la sculpture, où je dois bien dire que je n'élis guère que Brancusi et Giacometti, n'ayant guère été enthousiasmé par les œuvres d'artistes plus contemporains que j'ai pu découvrir. Quand j'aime cette peinture, et je l'aime quelquefois, elle peut être abstraite, certes, comme le goût de l'époque* le prescrit et nous y a habitué, mais, et c'est celle de Zao Wou Ki, de Nicolas de Staël, de Mark Rothko ou de Renaud Allirand, elle ne s'arrête pas à la matière, ou plutôt, elle ne l'exhibe pas, elle n'en fait pas tout son objet, tout son but, ni tout son "sujet", elle ne s'y hypnotise pas elle-même dans une fausse extase matérielle. La matière "peinture" qui y est montrée recule dans son propre rêve, dans son ombre, elle lutte avec sa propre image. De même, chez Brancusi, chez Giacometti, la matière échappe à elle-même. C'est ainsi peut-être que j'aime les statues blanches, y compris celles dont je sais qu'elles ne l'étaient pas à l'origine : toute statue blanche, même dénudée, même celles de Polyclète, de Phidias (je veux parler de leurs copies romaines), rêve dans sa forme, et dès lors elle ne se contemple plus simplement dans sa blancheur et dans son "grain", que ceux-ci soient ou non originaires.

 

Je me demande si ce qui résiste en moi devant des œuvres contemporaines "trop" abstraites, je veux dire si occupées à exhiber leur matière qu'elles en font leur seul et unique "sujet", n'a pas un lien avec cette idée d'une Grèce de marbre immaculée, qui fausse le goût en ignorant l'histoire. La couleur était ce qui cachait le pourtant merveilleux marbre de Paros ou de Carrare. La "couleur" de ces innombrables taches, traits, coups de pinceaux, parfois s'effondre sur elle-même, ne renvoie plus qu'à elle-même, devient excès de matière, comme un poème qui ne contiendrait que le mot poème isolé sur une page blanche, ou une sonate qui serait constituée d'une seule et unique note bleue : elle masque le fait qu'il ne s'agit pas là de création, mais exclusivement de commentaire, voire de commentaire de commentaire (de Turner pour commencer, des ciels de Georges Michel, de François-Auguste Ravier, d'Albert Lebourg, de Monet, des Nabis, de Matisse, des peintres de l'"Abstraction lyrique", etc.). Ce que trop d'œuvres contemporaines cachent aujourd'hui, c'est leur étiolement. Ce n'est pas qu'elles ne veulent plus dire, ou qu'elles veulent dire autrement, mais elles ne savent plus dire comment le langage leur échappe, comment elles le contournent ou le défient, et comment, en l'indiquant négativement, elles deviennent des forces : en cela certaines des œuvres que je vois régulièrement dans les galeries du Marais, à Paris, et que j'observe de loin dans des catalogues, ne disent effectivement plus rien.

 

Il reste qu'elles sont confondues, souvent, avec les œuvres des artistes que j'ai cités plus haut, et qu'il nous appartient de nous frayer un chemin à travers les ronces qui entourent le Château de Beauté.

 

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* Comme il y aurait, selon Carl Lotus Becker, l'historien américain, un « Climat de l'Opinion », un discours dominant propre à chaque époque, mystérieux, diffus, imparable... (ou presque !)