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vendredi, 27 décembre 2013

Ces « nuages sur une paroi »




Dans une lettre qu'il adresse à son fils (d'adoption ?) Grégoire vers 390, le poète Ausone use d'une formule qui sera reprise par Érasme dans son Adage 1338 (II., IV., 38) « Nebulae in pariete », et dans son éloge de Dürer :


« As-tu jamais vu la nuée peinte sur la muraille [nebulam pictam in pariete] ? Oui, tu l’as vue, et tu t’en souviens. C’est à Trèves, dans la salle d’Éole ; c’est là qu’une peinture représente Cupidon mis en croix par des femmes amoureuses, non de celles de notre âge, qui pèchent sans regret, mais par des Héroïdes qui veulent se justifier, et punissent le dieu. Notre Virgile en a compté quelques-unes dans le champ des Pleurs. Le sujet et l’exécution de ce tableau me ravirent d’étonnement*».


Ces « nuages sur une paroi », traduction figurant dans les
Œuvres de l'humaniste due à la collection "Bouquins", désigneraient des « choses insignifiantes, aussi impalpables que des songes »**. Jacques Chomarat, dans son édition des Œuvres choisies, renchérit et parle de « chose de rien, semblable à un songe »***.


Il me semble cependant que décrire comme une chose insignifiante, une chose de rien, cette atmosphère étrange, vague, qui se dégage des plus beaux tableaux, est faire peu de cas de l'art du peintre : si ce dernier a su déposer sur du bois, de la toile ou du papier quelque air indicible, « impalpable » certes, mais hautement perceptible par le spectateur, c'est qu'une sorte de grâce l'a accompagné dans son geste, et que l'œuvre vibre, de manière inexplicable : ceci est très loin d'être insignifiant. C'est au contraire la raison pour laquelle une œuvre nous touche, et demeure vivante (signifiante) à jamais.


Reste le passage de la lettre d'Ausone, à propos de cette peinture perdue (je ne sais rien de plus fascinant que les descriptions de ces peintures englouties, par Philostrate de Lemnos dans ses Images ou par Pline dans le Livre XXXV de son Histoire naturelle), sur cette « nuée peinte sur la muraille » : nous savons qu'elle représente Cupidon crucifié par des femmes (motif inspiré par Ovide et Virgile, mettant en scène des femmes qui, abandonnées par l'être aimé, se vengent ainsi du dieu de l'Amour), mais qu'est-ce au juste que ces nuages, que cette paroi sur laquelle ils sont peints ? Il semble bien que l'expression doit être prise au pied de la lettre et qu'avant de désigner, chez Érasme, le détail vague ou l'atmosphère d'un tableau, elle fait référence à la représentation de nuages sur un mur. Ausone ne nous en dit pas plus. Cependant, il commence sa laconique description du tableau par cette mention : s'agissait-il de nuages particulièrement remarquables, des nuages à la Ruysdael, à la Georges Michel ? Mais pourquoi ces nuages se reflétaient-ils sur une paroi ? S'agissait-il d'ombres de nuages, la paroi était-elle transparente ? Mais non, Ausone parle d'une muraille... S'agit-il d'une fresque ? Ou bien, ou bien ?...  Aussi bien ne puis-je me représenter clairement ces nuages, de même que m'échappent les Quatre Vivants selon Ézéchiel... Ce que la peinture échoue à représenter parfaitement selon l'écrit, c'est peut-être dans ces « nuages sur une paroi » qu'elle y parvient par un autre chemin, celui de la suggestion, de l'évocation lointaine, chemin qui est aussi celui de la peinture qu'on nomme, trop rapidement, abstraite



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* Traduction d'Étienne-François Corpet, 1843.

** Note 3 de la page 413 de ce volume.

*** Livre de poche, 1996, p. 919.



dimanche, 22 décembre 2013

Au IVe siècle (Oui, oui et Non, non)



 

« Oui et non, tout le monde emploie ces monosyllabes connues : supprimez-les, et le langage humain n’a plus sur quoi rouler. Tout est là, tout part de là, affaire ou loisir, agitation ou repos. Quelquefois l’un ou l’autre de ces deux mots échappe en même temps à deux adversaires, souvent aussi on les oppose l’un à l’autre, suivant que la dispute rencontre des esprits d’humeur facile ou difficile. Si on s’accorde, arrive sans délai : Oui, oui. Si on se contredit, le dissentiment réplique : Non ! De là les clameurs qui éclatent au forum ; de là les querelles furieuses du cirque, et les séditions pour rire des gradins du théâtre, et les discussions qui agitent le Sénat. Les époux, les enfants et les pères se renvoient ces deux mots dans ces débats pacifiques dont leur mutuelle affection n’a point à souffrir. Les disciples réunis d’une même école les lancent aussi dans la tranquille mêlée de leurs controverses dogmatiques. De ces deux mots, toutes les chicanes de la tourbe des philosophes dialecticiens. "La lumière existe ; donc il fait jour." Non pas : ceci n’est pas juste. Car de nombreux flambeaux ou des éclairs, la nuit, produisent la lumière, mais ce n’est pas la lumière du jour. Ainsi, toujours oui et non car, il faut en convenir, oui c’est la lumière ; non ce n’est pas le jour. Et voilà la source de mille disputes ! Voilà pourquoi quelques hommes, plusieurs même, méditant sur de telles questions, étouffent leurs murmures, et dévorent leur rage en silence. Quelle vie que la vie de l’homme, agitée ainsi par deux monosyllabes ! »


Ausone (v. 310 - v. 395), Les Idylles, "Le Oui et le Non des Pythagoriciens", traduction d'Étienne-François Corpet. Paris : Panckoucke, 1843.



16:33 Écrit par Frédéric Tison dans Album des phrases | Tags : frédéric tison, citation, ausone, oui et non | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook |