dimanche, 27 octobre 2013
Entretien avec Jean de Rancé – Sur un carnet de 76 photographies
Jean de Rancé. -. Parallèlement à la parution, aux Éditions Librairie-Galerie Racine, le 8 octobre dernier, de votre dernier livre de poèmes, Les Effigies, je note la parution, peu après, d’un livre de photographies qui porte le même titre. Pourriez-vous, cher Frédéric Tison, éclaircir les raisons qui ont présidé à l’élaboration de ce « carnet de photographies » ?
Frédéric Tison. -. C'est, cher Jean de Rancé, un livre « satellite » du livre de poèmes, et je précise tout d’abord qu’il s’agit là, contrairement au livre de poèmes, d’une auto-édition, qui n’a donc pas été sanctionnée par la lecture préalable et l'approbation d’un comité d’édition : c’est le livre d’un amateur. Depuis quelques années, la photographie a pris une grande place dans ma vie, et si j’ai commencé à les sélectionner pour les présenter d’abord sur mon premier et deuxième blogue, ici même, j’ai souhaité poursuivre l’aventure à travers des albums imprimés tels que les volumes du Clair du temps. L’idée de composer un livre de photographies qui fût le « satellite » d’un livre de mots m’est venue alors que j’écrivais les premiers poèmes qui composent Les Effigies : certaines des images que je photographiais en dehors du temps de l’écriture me semblaient, non pas les illustrations des poèmes (lesquels n’en appelaient nullement), mais leurs ombres, leurs échos, et peut-être même leurs autres possibles. Par un phénomène assez curieux, le poème et l’image photographique pouvaient en quelque sorte s’échanger, de façon spéculaire, sans que l’un ou l’autre en soient altérés. C’est pourquoi le livre de poèmes n’avait pas besoin d’être illustré (si j’excepte la photographie de couverture) : il contient ses images dans le lacis des mots ; et c’est pourquoi le carnet de photographies ne cite aucun poème de l’autre livre : chaque image qu’il contient suppose un mot qui n’est pas lisible.
J. de R. -. Pourtant, votre carnet contient bel et bien du texte : je parle de ces annotations, éparses tout au long des pages, sur la photographie, de ces sortes d’« aphorismes » que vous nommez ailleurs « minuscules ».
F. T. -. Précisément : ce sont des notes sur la photographie, sur mon expérience de la photographie d’amateur plus exactement ; ce ne sont nullement des éclaircissements qui seraient liés aux poèmes, des commentaires. Le carnet n’illustre ni n’explique le livre de poèmes. Le fil qui les relie est fort ténu, il est de l’ordre du rêve : le livre rêve le carnet et le carnet rêve le livre.
J. de R. -. Votre carnet est tout de même le « satellite » du livre de poèmes : il en est donc dépendant, alors que Les Effigies ne sont pas dépendantes des photographies.
F. T. -. Oui, vous avez raison. Cela n’empêche pas le carnet d’être un livre à lui seul, qui peut se parcourir sans qu’on ait connaissance des poèmes. Mais il est vrai qu’il n’existerait pas sous cette forme sans le livre de poèmes, c’est la raison pour laquelle j’en parle comme d’un « satellite », et qu'il porte le même titre.
J. de R. -. Les photographies de ce carnet sont très disparates : sous forme de grandes vignettes, voici quelques paysages, quelques beaux sites, mais aussi des détails, quelques fragments de tableaux, de sculptures, et surtout des « morceaux de réel », eaux, bois, lueurs, ombres, couleurs, parfois difficilement déchiffrables. Comment avez-vous effectué vos choix ?
F. T. -. Chacune des images est liée, naturellement, au livre de poèmes ; mais je vous l’ai dit, c’est une relation ténue, je n’ose dire secrète ; à chaque Lecteur, s’il le souhaite, de la déceler, de l’interpréter. L’expliciter ici ne servirait à rien, et ne ferait que passer à côté d’une intention qui n’a pas à être davantage déflorée. En revanche, je ne vois guère d’images « difficilement déchiffrables » : plusieurs lectures en sont possibles, mais il y en a toujours au moins une qui s’impose tout de suite, à mon avis.
J. de R. -. Des millions de photographies se font tous les jours, et depuis l’avènement des images numériques l’on peut sans exagérer parler d’une véritable folie de l’image, chacun pouvant être un photographe sans avoir besoin d’acheter nécessairement un matériel coûteux, et sans passer par des laboratoires de développement. Pourquoi en ajouter ? En songeant à La Bruyère, tout n’a-t-il pas été montré déjà ? Ne sommes-nous pas saturés ?
F. T. -. Le photographe souhaite s’approprier l’image comme le peintre aime se confronter à la ligne et à la couleur, comme l’écrivain aime s’approprier le langage commun, tout d’abord ; mon regard n’est pas le vôtre ; et j'aime croire que la phrase « Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes qui pensent », qu'on trouve sous la plume raffinée de Jean de La Bruyère, fut précisément une belle pensée nouvelle ! Ensuite, la photographie ne devient attirante et attachante que lorsque qu’on cesse de l’employer pour simplement montrer les choses. Elle est la recherche de l’ombre, si j’use de ce terme dans le sens double qu’il avait au bas Moyen Âge et jusqu’à Maurice Scève : celui que nous connaissons encore et celui de « reflet ». La photographie, certes, séduit parce qu'elle sait livrer la réalité (presque) telle qu'on la voit, et j’en use également, parfois, ou pour une part, dans ce sens ; mais même dans la prise de vue d’un beau château mille fois photographié, même dans la « carte postale » montrant un parc, un paysage rêveurs, elle peut devenir un moyen d'expression neuf et beau lorsque le simple mode descriptif est écarté, et que la recherche se porte sur l’évocation et la suggestion de ce qui est caché, de ce qui n'était pas vu, de ce qui attendait, et attendait d'être vu, que cela soit de l’ordre du symbolique, de l’intime ou du mystère. Le photographe expérimente cette tension constante surgissant entre la présence des choses à la prise de vue et l’absence des choses une fois que l’image existe ; entre son regard et les choses, entre son monde intérieur et le monde extérieur (ce qu’on appelle le « réel »), entre ce qu’il voit et ce qu’il choisit de montrer, c’est peut-être son ombre propre qu’il cherche à percer, ou bien qu’il approfondit – aussi bien ce serait, même si l’expression peut sembler un peu grandiloquente, l’ombre du monde et des choses.
Frédéric Tison, Les Effigies, un carnet de photographies (2009-2013),
auto-édition Blurb, 2013. 160 pages, 76 photographies (couleur et noir & blanc)
08:35 Écrit par Frédéric Tison dans Entretiens, Sur la photographie | Tags : frédéric tison, photographie, entretiens, jean de rancé | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook |
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