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mardi, 24 octobre 2023

Une note de Rémi Madar sur 'Aphélie'

 
 
Sur Aphélie, éd. Librairie-Galerie Racine, coll. Les Hommes sans Épaules, 2018.
 
 
 
« Peut-être faut-il être épars pour créer un autre regard. » Il est fort à parier que cette phrase tirée du recueil La Table d’attente hante la poésie de Frédéric Tison ; du moins ce propos habite-t-il l’entièreté de son autre opuscule Aphélie. Cet éparpillement revêt des formes très diverses : il y a peut-être tout d’abord l’idée de s’incarner sous plusieurs masques : un je amoureux : « De toi je suis épris depuis l’heure où je t’ai surpris (...) », un je transfiguré en une larme qui ne cesse de couler pour se transformer en des « vagues » qui coulent « sous tes arbres » ou bien le je devient-il un espace, un lieu d’habitation : « J’habite un feu noir, une herbe coupée (...) », ou encore un mouvement qui s’inscrit à l’écart des conventions : « je me meus dans la marge des livres (...) ». Enfin, l’identité qui dit je n’existerait que par le prisme d’une parole rapportée : « Selon toi, je suis le prince retiré dans le secret de tes tours (...) ». Pour autant, ces masques ne sont pas des faux-fuyants, des échappatoires à ce qui constitue l’être intime du poète; il est ce multiple, il ne se retrouve que dans cette multiplicité parce que l’unité du propos confine sans nul doute pour Tison à une linéarité attendue, balisée, jalonnée. Cet éparpillement est explicitement revendiqué à plusieurs reprises dans le recueil, certes sous des formes très diverses. Il s’incarne dans une voix personnelle qui clame une diversité physique assumée : « je ne te dirai pas tous mes visages, je te laisserai me voir. » Diversité vocale comme une polyphonie dans laquelle le poète se mire : «... moi la rumeur des sources et des tumultes, l’écho, la danse et le plaisir. » Mais cette multiplicité éparpillée s’enracine également dans des métaphores qui excluent même la présence d’une identité : « Pour l’oiseau seul, le sillon/ D’un chant épars dans le ciel. » L’évocation de l’éparpillement prend aussi une forme mystérieuse qui ne dit pas son nom et que le poète évoque d’une façon allusive, presque impersonnelle : «... et tant d’autres frémissements, épars dans ce jardin.» Dans un seul poème, le poète s’efface, disparaît complètement, éradiquant les pronoms, suggérant ainsi un autre champ des possibles dans le foisonnement de sa parole éclatée. Un paysage état d’âme peint comme un peintre abstrait le ferait : « Monde regard troublé :/Air, petite nuit scellée/Au sein d’une autre nuit-/ Lyres éparpillées...». Au sein de cet éparpillement, il existe une voix à part, celle que le poète consacre à l’autre, à qui il attribue le statut de détenteur de l’inspiration : « Tu sais la muse silencieuse au moment du retour, tu sais la lueur et le luth dans l’imminence du seuil (...) » ; l’autre est-il celui également qui est paré des attributs d’une beauté qui n’est pas sans rappeler les débuts du poème "Aube" de Rimbaud : « Toi qui lisais des contes dans un palais de pierreries, qui portais un rubis à l’épaule, une émeraude au pouce droit (...) ». En écho, la parole de l’homme aux semelles de vent : « J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit. » Pour autant, au cœur même de cet éparpillement, Tison nous relate une histoire qui suit le cheminement des prières catholiques : de matines à vêpres. Une journée marquée par les prières que l’on adresse à Dieu, une journée sous l’égide de Dieu, joug protecteur du récit de deux entités qui cheminent ensemble, côte à côte, dans un même élan, la narration de je et tu, moteur de ce recueil. Quid de leur relation ? Tout d’abord, ce rapport prend la forme d’un jeu où l’un répond à l’autre comme le feraient des enfants : « Tu me dis verve d’ombre/ Je te dis parole de frondaisons ;/Tu me dis erreurs et nuits, / Je te dis grâce et douleur (...) » puis les deux voix (celle du je et du tu) se confondent dans une harmonie qui tend à être parfaite : « Je suis la nuit ta demeure ouverte. Sur toutes les nuits: cette autre fenêtre/ Où tu me mêles à tes paysages enfuis. » Les voix n’en font qu’une, balayant ainsi la dispersion que le poète revendique : « Variantes seules nos voix/ Mêlées pour une voix qui sème ou retient (...) Alliages, nos murmures (...) ». La mémoire de l’un se superpose à la mémoire de l’autre comme pour créer une mémoire unique : « Tu feras mienne ma mémoire, tu y ajouteras la tienne étonnante.» In fine, le poète paraît bien transcender ce qu’il annoncé ou du moins a-t-il trouvé un espace étroit, un sillon à suivre pour œuvrer autrement, pour créer diversement. Si l’épars est bien de nature à jalonner l’œuvre de Tison par la diversité des voix qui s’y expriment, le poète offre une autre perspective: l’autre est celui qui rassemble la parole éparse, la parole qui se perd, s’égare : « J’ai perdu mon collier dont les perles sont vives (...) veux-tu m’aider à le rassembler ? » L’autre se veut l’être qui fait sens, qui donne du sens au langage et sans qui tout serait vain : « tu rassembles les lettres éparses et grises, parmi les cris noirs. » En se confrontant vraiment à l’altérité, on échappe à la parole égocentrée et l’on offre au lecteur trois pistes qu’il peut fouler : une voix diverse et multiple, deux voix qui convergent pour n’en former qu’une, une ultime voix peut-être la plus saisissante - celle qui réunit la parole désunie.
 
                                                    Rémi Madar, octobre 2023.
                                       (Note reproduite ici avec l'autorisation de son auteur.)
 
 
 
 

07:16 Écrit par Frédéric Tison dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook |

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