Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mercredi, 20 juillet 2022

Isnel le pas

 

(Remise en ligne d'un billet publié le 19 mai 2009 sur mon premier blogue.)

 

 

J’ai rencontré « isnel » à l’université. M’avait interpellé un « vol isnel » quelque part chez Ronsard, comme l’une des dernières occurrences du mot : car c’est bel et bien au XVIe siècle que l’adjectif fut peu à peu négligé, et qu’il tomba bientôt des lexiques, des glossaires et des dictionnaires (tandis que le siècle qui vit son déclin fut précisément le siècle de la naissance de la lexicographie moderne), ainsi que le nota Joachim Du Bellay au Chapitre VI de sa Défense et Illustration de la Langue française (1549) :
 

« (…) te faudrait voir tous ces vieux romans et poètes français, où tu trouveras un ajourner pour faire jour, que les praticiens se sont fait propre ; anuyter pour faire nuit ; assener pour frapper où on visait, et proprement d’un coup de main ; isnel pour léger, et mille autres bons mots, que nous avons perdus par notre négligence. »

 

Tantost lui souvint du prudhomme

Qu’elle vey encourir* isnel                        * se précipiter

 

décrivait le Perceforest (circa 1340) (1),
 

Chacun de vous estoit isnel

Comme aigles, comme lyons forts
 

comparait le Mistére du Viel Testament (circa 1450) (2) ;


L’adjectif à la riche signification fut ainsi utilisé couramment tout au long du Bas Moyen Âge, mais les Poètes de La Pléiade, ces héritiers directs, même s’ils s’en défendirent parfois, de ce que le Moyen Âge cultivé avait produit de plus raffiné, en usaient déjà comme d’un terme suranné.
 

« Isnel » ou « Ysnel » (que l’on rencontre aussi sous la forme moins belle « ignel ») dérive du haut vieux-allemand snel, qui donna schnell, « belliqueux, prompt, rapide » ; en moyen-français, il signifia à son tour « vigilant, prompt, agile, rapide, vif, léger »… Il donnera l’adverbe « isnellement » (« promptement, etc. ») et les locutions adverbiales « à cœur isnel » (« avec empressement » - « être isnel de faire quelque chose » signifie « s’empresser de le faire »), « isnel le cours » ou « isnel le pas », « rapidement, légèrement » : chez Christine de Pisan, 

Les messagers isnel le pas

S’en tournent et comptent* le fait           * content
 

L’adjectif tombé en disgrâce, le mot se retrouve nom propre. Il prend la majuscule dans le « Poème en quatre chants imité du scandinave » Isnel et Aslega (1802) d’Evariste-Désiré Desforges, chevalier de Parny (1753-1814) ; ce poème « à la manière d’Ossian » narre l’amour contrarié du guerrier Isnel et d’Aslega, promise à un autre ; Isnel mourra de douleur sur le corps de sa bien-aimée, qui s’étrangle avec sa chevelure (3).
 

Dans la « Dixième Vision » de La Chute d’un Ange (1838) de Lamartine, Isnel est l’amant d’Ichmé dont il a un enfant. Captifs des Titans, les amants sont séparés. Dans son cachot, Ichmé croit reconnaître son aimé : 

C’est Isnel, son amant, c’est son ombre ou c’est lui ;

 

Mais le couple et son enfant connaîtront également une fin tragique : à l’issue d’un horrible banquet, ils seront livrés aux bourreaux qui jetteront leurs corps aux lions.

Il n’est pas besoin d’attendre le monde de 1984 décrit par Orwell pour voir chaque jour des mots disparaître des dictionnaires. Le temps et l’oubli y pourvoient largement, relayés par les hommes qui retranchent plus qu’ils n’ajoutent au langage : qui sait si la prétendue évolution du langage perd plutôt qu’elle ne retient, avec ses mots nouveaux, pauvres pour la plupart d’entre eux, et néglige plutôt qu’elle ne découvre, des mots chargés de sens pour louer, inquiéter, désirer, interroger ou rêver les choses du monde ? La perte d’« isnel » laisse vacante une place. Pourquoi cette négligence dont parle Du Bellay, pourquoi cette perte, cet oubli qu’il déplore ? Lui-même n’en usa guère ; on trouve sous sa plume l’adjectif au féminin pluriel dans sa Musagnoeomachie :

 

Qui est celuy, qui l'air fend

Au balancer des aisselles ?

Porté sur le dos du vent,

Qu'il eperonne des aeles

De ses deux plantes isnelles ? (4)
 

« Isnel » signifiant « prompt, rapide, léger, etc. » à la fois, n’est pas exactement « prompt » ou « agile » ou « léger » : il est tout cela à la fois. L’adjectif était donc unique, et sa perte, inestimable, irréparable peut-être ; cette page virtuelle tout du moins le ranimerait un instant, peut-être un peu plus…
 

Mais… Et si, à la fin, « isnel » était, en français, l’adjectif de la poésie ? – et la poésie étant aujourd’hui dans les catacombes, selon une pente qui commença de s’incliner dès la « Renaissance », il est sans doute d’une évidence même que l’adjectif qui s’en approchait au plus près, que cet adjectif ailé fût négligé dès la fin du XVIe siècle. On sait qu’en France, la poésie ne compte plus depuis, au moins, Charles IX commandant La Franciade à Ronsard.

_______________________

(1) Perceforest. Troisième partie, T. 2. Édition critique par Gilles Roussineau. Genève : Droz, 1991 (Textes littéraires français ; 409), p. 358.

(2) Mistére du Viel Testament, T. 4. Introduction, notes et glossaire par James de Rothschild. Paris : chez Firmin Didot frères, 1878-1891, p. 165.

(3) Petits Poëtes français depuis Malherbe jusqu’à nos jours, T. 2. Edition de Prosper Poitevin. Paris : chez Firmin Didot frères, 1856, p. 494-505.

(4) L’Olive, édition de 1550 augmentée de la Musagnoeomachie (« c’est-à-dire la Guerre des Muses et de l’Ignorance » comme le précise le poète lui-même dans l’avertissement « Au Lecteur »).

 

 

13:19 Écrit par Frédéric Tison dans Crayonné dans la marge | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook |

Écrire un commentaire

NB : Les commentaires de ce blog sont modérés.