lundi, 25 avril 2022
Sur Pelléas et Mélisande de Claude Debussy
(Notes éparses — que je n'ai pas le temps de rassembler...)
[À la Première de Pelléas et Mélisande, de Claude Debussy, à l'Opéra Bastille de Paris, le mardi 28 février 2012*. Notes écrites dans les jours qui suivirent.]
Il est une musique qui d'emblée nous connaît, et nous reconnaît, et nous sait en se déroulant. La musique de Pelléas et Mélisande se souvient de nous. De même que le silence qui la suit lui appartient, comme on l'a dit de Mozart, de même que l'irrigue le silence qu'elle contient, il semble que le silence qui la précède n'a pour elle aucun secret. (Si nous sommes des silences bavards...) Ainsi qu'au lever de l'archet c'est déjà le drame tout entier de la passion de Golaud qui s'exprime (et qui se concentrera dans les mesures tragiques de la sublime scène finale, quand Golaud est au chevet de Mélisande mourante), dès les premières mesures inouïes d'élégance, de profondeur et de beauté, c'est la musique qui nous regarde, nous épie, nous sonde — nous connaît par cœur.
Je parle en somme d'une musique qui est la musique d'un Narcisse sorti, haletant, de l'Eau dans laquelle il se mirait — une musique en gouttes de rosée.
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Il y a du vent dans la musique de Pelléas et Mélisande, un vent ininterrompu, mais souple, mais changeant, parfois presque imperceptible comme la brise légère entendue par Élie dans le Premier Livre des Rois (1 R, 19, 9-13 — le "murmure doux et léger" où s'annonce Yahvé...), tantôt planant sur les eaux lourdes et stagnantes des gouffres qui s'enveniment dans les souterrains du château d'Allemonde, tantôt rafraîchissant comme les eaux du large chargées de navires et de voix.
Tout l'arpège de Debussy nous parle ainsi qu'une inquiétude en dérive — suspense d'une mélodie dont chaque phrase est comme une succession de vers français dont chaque fin est blanche...
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Les mots de la pièce de Maeterlinck semblent tissés dans un chant ténu et passionné à la fois — combien ai-je lu et entendu de sottises à propos de ce phrasé mélodique, qui est tout sauf "facile à chanter" (par des chanteurs "mineurs" !), tout sauf "mièvre", tout sauf "monotone"...
Ces mots, qui se retiennent de trop dire, qui ne peuvent pas tout dire, qui ne le veulent pas peut-être, qui savent qu'ils ne le peuvent pas, ces mots encombrés, sont à leur tour fécondés par une musique qui, à leur imitation, se donne et se retient, ne s'épanche qu'un instant pour retourner dans l'ombre et recommencer en milliers de mélodies qui s'entremêlent ou se succèdent — combien de développements symphoniques entrevoit-on dans la trame de cette musique, laquelle, à l'instar de celle de Mozart ou de Bach, pourrait être qualifiée de pudique, sans l'affectation de la "pudeur"...
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La direction du jeune Philippe Jordan, à la Première de l'Opéra Bastille, fut en tous points magnifique : profonde et légère à la fois, ample et secrète, elle atteignit presque la perfection de l'insurpassable et somptueuse direction de Désiré-Émile Inghelbrecht le 13 mars 1962 (publiée par Naïve et l'INA, avec le meilleur Golaud qui fût, Michel Roux) et celle, plus discrète, plus "modeste" peut-être, mais si belle, de Serge Baudo en 1979 (grâce à laquelle j'ai découvert l'opéra, en écoutant le disque publié par BMG/RCA Classics, avec l'une des meilleures Mélisandes qui fussent, Michèle Command, et l'admirable Gabriel Bacquier en Golaud). La très belle Elena Tsallagova incarnait une Mélisande parfaite, lointaine et fragile. Stéphane Degout incarnait, en baryton (le rôle peut être celui d'un ténor), un Pelléas passionné et tragique. Et Golaud... Lui était proprement hanté par la silhouette élégante et sombre et la voix belle et "lourde" de Vincent Le Texier, dont la présence sur la scène était saisissante. Anne Sofie von Otter, dans son rôle trop court, hélas, était une belle Geneviève, de même que Franz Joseph Selig un beau roi Arkel. Quant au rôle, il est vrai quelque peu ingrat, du petit Yniold, il revenait à une Julie Mathevet peu convaincante, à la voix faible, facilement engloutie par l'orchestre pourtant aux antipodes de celui d'une Salomé ou d'une Elektra ; mais il est vrai qu'Yniold ne peut jamais être tout à fait convaincant...
La mise en scène de Robert Wilson laissait craindre le pire, tant les réalisations du "plasticien" sont inégales ; je songe à des catastrophes que je préfère éluder ici... Mais ce soir-là, elle fut belle ; sa sobriété était, non plus au service de la marque de fabrique de son auteur et du "scandale" très organisé et fort rémunérateur de sa "réputation", mais au service de l'œuvre ; ainsi les personnages évoluaient-ils dans des cadres vides, séparés par de frêles parois sombres ou des gazes transparentes : voiles entre les personnages qui renchérissaient sur leurs distances respectives : ces personnages s'aimaient dans le lointain de la souffrance.
Face aux leçons d'amour des sages autoproclamés, l'opéra dit la façon inéluctable d'aimer mal, d'aimer à côté, d'aimer passionnément, d'aimer quand même, d'aimer comme si, d'aimer alors que, d'aimer lorsque...
*Opéra et chœur de l'Opéra national de Paris dirigés par Philippe Jordan, décors de Robert Wilson ; Stéphane Degout, Pelléas ; Vincent Le Texier, Golaud ; Franz Joseph Selig, Arkel ; Julie Mathevet, Yniold ; Elena Tsallagova, Mélisande ; Anne Sofie von Otter, Geneviève ; Jérôme Varnier, un berger, le médecin.
00:54 Écrit par Frédéric Tison dans Autour de la musique | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook |
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