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mercredi, 16 décembre 2020

Edwine de Cantorbéry

[Ce billet fut écrit en mai 2009 et a été publié sur mon premier blogue. Je le reprends ici, avec une note écrite en juin 2008 et publiée sur le même blogue.]

 

 

 

EADWINE-B.jpg

Le Psautier d’Eadwine, folio 283v., XIIe s.

 

« Scriptor scriptorum princeps ego » : voici le scribe Eadwine de Cantorbéry, penché sur son lutrin ; voici, peut-être, son autoportrait, entouré des mots de son calame ; voici, dès lors, ce qui serait le premier autoportrait nominatif de l’Occident chrétien dans un livre. Cette enluminure, qui veut la voir, en toucher la page d’un doigt ganté, dans l’inoubliable odeur fade (odeur de bleu ancien (?), odeur vaguement « amère », comment dire ?...) du parchemin, doit se rendre à la Bibliothèque du « Trinity College » de Cambridge, dans le sud ouest de l’Angleterre, demander au bibliothécaire à consulter le Psautier d’Eadwine (The Eadwine Psalter), répertorié sous la cote MS.R. 17.1., et l’ouvrir au folio 283v., où Eadwine – Edwine – dort et patiente, quand son cœur veille. Selon les éléments frêles dont nous disposons, ce psautier est la copie du Psautier d’Utrecht (coté MS Bibl. Rhenotraiectinae I Nr 32. dans la Bibliothèque universitaire de la ville des Pays-Bas), un manuscrit carolingien enluminé du IXème siècle, lequel fut la propriété de la cathédrale de Canterbury (Cantorbéry) où il fut copié puis subit les vicissitudes du voyage ; il comporte 166 enluminures, lesquelles illustrent les Psaumes et des hymnes et cantiques en minuscules carolines. Cette copie fut effectuée sous la direction d’Eadwine, moine copiste et sans doute armarius (bibliothécaire majeur, chef des copistes, gardien des clefs de l’armoire à livres) du Scriptorium de Cantorbéry, 150 ans environ après l’acquisition du manuscrit : elle porte les dates de 1145-1160, ou 1155-1170, selon les ajouts. Dans le livre, Edwine ajouta son portrait, l’entourant d’une légende manuscrite.

 

Je retranscris le texte qui serpente autour du portrait, en corrigeant ses lacunes, ici entre crochets, lacunes où Titivillus*, comme à son habitude, se manifesta :


 _________________________

 

SCRIPTOR S[C]RIPTORVM PRINCEPS EGO NEC OBITVRA DEINCEPS LAVS MEA NEC FAMA. QVIS SIM MEA LITTERA CLAMA. LITTERA. TE TVA S[C]RIPTVRA QVEM SIGNAT PICTA FIGVRA PREDICAT EADWINVM FAMA PER SECVLA VIVVM. INGENIVM CVIVS LIBRI DECVS INDICAT HVIVS. QVEM TIBI SEQUE DATVM MVNVS DEVS ACCIPE GRATVM.

___________


Je livre ici une traduction adaptée de ce latin médiéval quelque peu tortueux :


Je suis le prince des écrivains. Ma gloire ni ma renommée ne sont près de mourir. Qui suis-je ? Mon œuvre, proclame-le. / Ce que tu as écrit signale hautement que toi, Edwine, désigné par la figure peinte, es vivant pour des siècles grâce à sa renommée. L’illustration de ce livre révèle le génie de son auteur. Dieu, reçois ce livre ainsi qu’un don précieux…

 

Au-delà de la figure rhétorique, n’entendons-nous pas l’effort et l’humble vanité du copiste accomplissant son œuvre pour Dieu, merveilleux Sens de toute entreprise ? Et cette image, où la page se propose miroir de celui qui copia les fragments de l’Écriture, n’en est-elle pas la conscience redoublée, qui se tutoie ? Il s’agit là d’une image pleine d’images, pleine de rêves : c’est là une image-labyrinthe, qui nous parle depuis le XIIème siècle, pour peu que nous prêtions l’oreille et l’œil. Voyez le dessin sûr, soigné, les couleurs encore vives, souvenirs d’une lumière plus intense, qui s’est perdue dans la succession des siècles. Edwine, directeur de l’œuvre copiée, s’inscrit au cœur du livre : il y est concentré, penché sur le livre déjà relié ; sa présence est parfaite : elle se manifeste en pleine page dans une profondeur paradoxale qui est celle de l’absence de perspective, et dans sa prétendue « naïveté » qui ne se soucie pas encore du « réalisme », tout autant rêveur à sa façon, qui lui succèdera deux siècles plus tard, en Italie. Le copiste se détache sur un fond bleu – une couleur « nouvelle », rare et coûteuse : si le ciel ne devient bleu, dans la peinture, qu’au XIIIème siècle, bientôt donc, et si le ciel est habituellement, en ces temps, d’or, la lumière de Dieu et du soleil visible, si bien sûr le fond évoqué par l’enluminure n’est pas le ciel mais le lieu de la copie, l’atelier des manuscrits où Edwine rêve, il est loisible de voir dans ce fond une préfiguration de ce ciel qui sera peint selon l’azur : et la chaise, composée d’architectures, où est assis Edwine, et son lutrin pareillement orné, répondraient aux abbayes représentées dans les « vignettes » à gauche et à droite du portrait, lesquelles pourraient se détacher sur un ciel intuitivement suggéré.


Le visage est assez loin du stéréotype : il apparaît personnel, différencié, relativement « réaliste », et puissamment vivant, à l’instar de ceux dont les sculpteurs sont en train d’orner les portails des cathédrales de Reims ou de Chartres. Les gros yeux du moine, qui me rappellent un peu, curieusement, les yeux écarquillés des figures mésopotamiennes, pépites noires serties dans un lac jaune ou blanc, sont tournés vers le lutrin élégamment recouvert d’un drap dont les plis remarquables sont à l’image de la coule verdâtre du personnage tonsuré : moine bénédictin, Edwine ne saurait porter qu’un tissu uni : celui-ci est ici orné de fines broderies de rinceaux, élégantes arabesques qui rappelleraient a contrario le rêve dont l’image est issue.

 

Je vois et j’entends le calame dans la main droite, et le canif dans la senestre pour gratter les fautes, suspendus bientôt au-dessus du parchemin. L’enluminure du psautier est isolante : il faut imaginer autour d’elle, et en son sein même,  le son des voix des autres copistes, les lectures à voix haute, parfois, même si depuis Augustin, étonné par la pratique d’Ambroise, et la reprenant, on sait lire silencieusement, il faut entendre le bruit des instruments et des pas, le froissement des parchemins et des bures, l’écho des soupirs, des reniflements, les plaintes, l’appel des heures.

 

Comme elles sont belles, y songe-t-on, les pages blanches dans ce livre déjà relié avant d’être copié et enluminé – chose impossible –, ou bien Edwine serait-il en train de faire des annotations dans ses marges ? ou bien ce livre était-il un livre blanc, aux lettres blanches, illisibles, indécises, en attente de Dieu, ce Dieu blanc, ce Dieu-Lumière dont les ouvertures murales des cathédrales qui s’élevaient lentement en ce temps-là, selon ce qui sera la Théologie de la Lumière de l'abbé Suger, célébraient la pure couleur, la pure présence, son évidence ruisselante ?

 

Qui a peint l’image légendée, qui a écrit ces mots courant autour de l’image peinte ? Edwine lui-même, ou quelques autres, nous ne saurons jamais. Ainsi, nous lisons les lettres belles d’Abélard et Héloïse dont il est certain que le corpus fut récrit, sinon inventé, enté des rêves et des pensées d’écrivains contemporains des deux amants tragiques. L’œuvre du folio 283v. du Psautier d’Eadwine cependant fut achevée du vivant d’Edwine – ou tout du moins dans son siècle –, et ce personnage est un personnage attesté dans les archives ; il est permis ainsi d’entendre et de voir sur cette page Quelqu’un du XIIème siècle.

 

* Note [27 juin 2008]

Il était une fois un démon nommé Titivillus. Né de l’imaginaire monastique au XIIIème siècle, il épiait les moines à l’office et surprenait pour les collecter les paroles parfois peu religieuses que ceux-ci pouvaient y tenir entre deux bâillements. De même, les psaumes n’étaient-ils pas correctement chantés ? C’était Titivillus qui en avait dérobé les syllabes négligées sur la page des psautiers…

Mais Titivillus délaissa rapidement l’église pour venir hanter le scriptorium, l’atelier de manuscrits.

Souvent, un scribe dictait l’original d’un livre à un autre scribe ; ou bien le copiste recopiait son texte seul ; on créait alors l’apographe. Celui-ci servait de modèle à la création de copies en séries ou en pièces : les exemplars, dont les commandes en provenance des universités s’amplifièrent considérablement dès la fin du XIVème siècle. Qu’il y eût ou non dictée, le nombre d’erreurs de transcriptions s’accrut, ce dont se désolaient les commanditaires et les directeurs d’ateliers, après la relecture.

Mais les scribes pris en faute prétextèrent l’irruption de Titivillus dans l’atelier. Ce fut à lui que les copistes attribuèrent, sinon la faute elle-même, du moins son origine : « Titivillus [ou bien Tutuvillus, ou Tutivillus – le démon des scribes et des calligraphes ne possède pas une orthographe exacte…] m’a fait commettre cette faute », pouvait-on lire parfois dans la marge… On disait qu’il lui fallait en collecter mille par jour, qu’il associait aux noms des fautifs et qu’il serrait dans sa besace avant de s’en retourner en enfer, pour revenir le lendemain – trésorier des erreurs qui seraient comptées au Jour du Jugement dernier.

 

En codicologie, on distingue volontiers les types d’erreurs commises : on parle notamment de bourde – ou de bourdon - (une faute grossière : notre coquille) ; d’omission ; de barbarisme (emploi d’un mot sous une forme inexistante dans la langue) ; de solécisme (emploi grammaticalement incorrect d’un mot) ; de contresens ; de doublon (ou de dittographie) ; d’interversion ; de transposition ; d’interpolation (introduction et assimilation d’une glose, « corps étranger », dans le texte) ; de mélecture (lecture erronée d’un original correct) ; d’haplographie (une syllabe n’est écrite qu’une fois, qui devrait être répétée) ; de métathèse (interversion de deux lettres ou syllabes d’un mot)  ; d’homéotéleuton, où la faute consiste à confondre deux groupes de mots s’achevant sur la même syllabe ou le même mot, et provoque un saut du même au même… ; de fautes en cascade, etc.

 


Malgré les traitements de textes d’aujourd’hui, accompagnés de leurs « correcteurs automatiques », force est de constater que l’orthographe est encore, et partout, malmenée ; Titivillus est encore à son œuvre redoutable, avec son cortège de fautes et de coquilles : nous n’ouvrons guère un journal ou la page d’un site sans en trouver. Sans doute faudrait-il inscrire une section intitulée « Titivillus veille encore ! » au seuil des manuels de grammaire prêtés aux élèves ?…

 

 

 

05:55 Écrit par Frédéric Tison dans Autour du livre, Crayonné dans la marge | Lien permanent | Commentaires (4) |  Facebook |

Commentaires

D'une finesse d'esprit et de culture éblouissante.

Écrit par : Claire Boitel | mercredi, 16 décembre 2020

Répondre à ce commentaire

Merci pour ta lecture, chère Claire.

Écrit par : Frédéric Tison | mercredi, 16 décembre 2020

C'est toujours un plaisir de retrouver les lignes de votre premier blogue, cher Poète !
Et vous avez bien raison : "Titivillus veille encore" !

Écrit par : Madame Uke | mercredi, 16 décembre 2020

Répondre à ce commentaire

Oui, je rapatrie d'anciennes notes, mon premier blogue étant complètement laissé à l'abandon et envahi de publicités qui le défigurent. J'envisage à terme de définitivement le supprimer, mais la tâche est longue !

Écrit par : Frédéric Tison | mercredi, 16 décembre 2020

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