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mercredi, 26 août 2020

Voyage en Chine (avril-mai 2019) — Notes de carnet, extraits (4)

 

 

Mercredi 24 avril 2019

(Deux heures du matin.)

(…)

Je ne lis guère, en voyage. Je feuillette plutôt les quelques livres toujours trop nombreux que j’ai emportés avec moi. C’est que les jours sont les pages d’un livre nouveau, profondément riche et neuf, et que, au fond, les livres tiennent peu (la plupart d’entre eux devrais-je écrire). Rares sont les livres qui furent de quelque utilité sinon à leurs propres auteurs, et encore !

Seule l’écriture importe. Elle ne saurait dépendre que de moi – c’est la seule chose sur laquelle j’ai quelque prise, dans l’instant, quand bien même tous les livres que j’ai écrits me semblent parfois dérisoires. Je me souviens d’avoir conservé sur moi, dans la poche intérieure de mon manteau, des semaines durant, un petit exemplaire de l’un d'entre eux, pour me protéger, pour me soutenir !

(…)

9 h 40. Nous quittons Shanghai pour la ville de Suzhou – quelques heures s’annoncent au sein de monstrueux embouteillages.

*

Halte à Lutzi, dans la banlieue de Suzhou, un joli petit village parcouru de canaux. Par endroits il y règne une odeur qui me soulève le cœur ; on me dit qu’il s’agit de tofu fermenté ; c’est abominable, une sorte de mélange lourd, gras et sucré de fromage, d’excréments et de putréfaction. Je me souviens qu’au Sri Lanka, en 2016, je découvris également des odeurs immondes, même si celles-ci l'étaient moins qu’ici ; moi qui n’aime que les odeurs fraîches et légères, je suis décidément peu fait pour les effluves de l’Orient ! Le village est constitué de petites maisons anciennes (du XVIIIe ? du XIXe siècle ? Les Chinois ne savent guère dater leurs monuments et leurs habitations de jadis) qui voient leurs rez-de-chaussée s’ouvrir sur de petites boutiques de vêtements et d’objets destinés aux touristes – mais l’ensemble n’est pas trop défiguré.

*

Beaucoup de Chinois, même les plus élégants, et même les Chinoises, crachent par terre.

J’ai lu naguère que, selon eux, c’est nous qui, en nous mouchant et en conservant sur nous quelque mouchoir imprégné, sommes parfaitement dégoûtants, tandis que leurs crachats consistent à se débarrasser d’une sanie corporelle.

*

Quelque chose d’indéfinissable me déplaît en Chine. Au fond, je m’y sens mal à l’aise. Je ne saurais attribuer cela à quelque chose en particulier. Il est vrai cependant qu’en dehors des quelques îlots de beauté que je visite, je traverse un pays plutôt laid pour l’instant, avec ses paysages dévastés par l’industrie, ses immenses villes de banlieues aux immeubles hauts et hideux, tous les mêmes, de vraies cages à lapins, tristes et grises. Dieu sait que j’ai vu, jeune professeur, dans les sinistres banlieues parisiennes, des lieux affreux, dépourvus de toute grâce – mais cela dépasse ici l’imagination. Certains architectes modernes ont véritablement enténébré le monde.

*

Mais je visite le Jardin du Maître des Filets, à Suzhou – jardin terrestre et céleste. Oh ! le Pavillon de la Lune : lorsqu’on s’y tient on y peut voir trois lunes : dans le ciel, dans l’eau, dans le miroir qui se dresse face à l’entrée du pavillon. La promenade dans le jardin est de toute beauté. Un petit enclos semble jardin dans le jardin : les quatre éléments indispensables à tout jardin chinois y sont réunis : la pierre, l’eau, la plante, l’architecture (un kiosque dont le toit s’envole des quatre côtés).

Pour le reste, la ville elle-même, que j’ai traversée à pied pour me rendre au jardin, est parfaitement hideuse : le Guide vert la décrit comme une « petite Venise », c’est un mensonge éhonté ; on voit là plutôt une succession de rues pauvres et étroites, assez sales, dans une ville sans aucune grâce, grisâtre et désolée.

*

La température de 28°C, l’air humide, combinés aux longs trajets en voiture dans les embouteillages à toute heure et aux visites, me laissent épuisé. À l’hôtel Nanya de Suzhou, je trouve un peu de repos. Je me rends compte, au bout de ces quelques jours, que la compagnie de la musique, de la radio (en particulier Radio Classique, qu’il m’arrive en France d’écouter des heures d’affilée, y compris la nuit) et de mes disques me manque, dans la solitude et le silence de ma chambre d’hôtel. À Shanghai le téléviseur ne diffusait, toutes en chinois, que cinq ou six chaînes de documentaires rébarbatifs sur la culture du riz et sur des animaux, ou de propagande gouvernementale à la gloire de Xi Jinping. Ici, une parmi la vingtaine de chaînes de télévision diffuse des concerts, et j’écoute à l’instant avec bonheur la Septième de Beethoven, interprétée bellement par un chef d’orchestre occidental que je ne reconnais pas.

Avec la médecine moderne, la possibilité inépuisable d’écouter de la musique chez soi est un des bienfaits de notre temps.

Par la fenêtre de ma chambre, la vue est d’une hideur ! Encore et toujours ces immeubles gris à perte de vue.

*

C’est peut-être ce terrible contraste entre la Chine élégante et lettrée de jadis, celle des livres et des peintures en tous cas, et ce que j’en aperçois aujourd’hui, qui me navre. Le bruit (tout le monde crie ici au lieu de parler), la grisaille, les odeurs, tout m’assaille. Et cependant je ne sens pas d’hostilité particulière dans l’air, rien qu’une immense tristesse et un sentiment de gâchis.



(Minuit vingt.)

J’ai apporté pour ce voyage des vêtements auxquels je ne tiens pas ainsi que des vêtements usés – surtout du linge de corps, boxers, tee-shirts et chaussettes – que je jette au fur et à mesure de mes déplacements. Non seulement je m’allège au fil du temps, mais je mue !



(à suivre.)

 

 

 

11:20 Écrit par Frédéric Tison dans Crayonné dans la marge, Voyage en Chine | Lien permanent | Commentaires (4) |  Facebook |

Commentaires

Cher Poète, votre malaise ne pourrait-il venir de votre tendance à comparer ce qui est incomparable, ces deux civilisations ayant des racines radicalement différentes ? Ou de votre méconnaissance préalable de la culture chinoise ? Ou encore de votre incapacité à vous immerger sans retenue dans l'Inconnu, à ce moment de votre vie ?

Écrit par : Madame Uke | mercredi, 26 août 2020

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C'est bien possible, chère Madame. J'esquisse cependant dans ces notes d'autres causes.

Écrit par : Frédéric Tison | jeudi, 27 août 2020

Véritable feuilleton nourri de mille détails !

Écrit par : Un fervent admirateur | mercredi, 26 août 2020

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Merci pour votre lecture !

Écrit par : Frédéric Tison | jeudi, 27 août 2020

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